Voilà une lutte débutée en 2008 et qui fut la saga de l’été en 2011 : chantier finalement déclaré illégal. Après un deuxième échec en 2014, l’administration régionale s’y reprend une troisième fois. Elle s’entête ? Nous aussi. C’est qu’on y tient, à ce monument couché, qui nous est parvenu à peu près intact. L’avenue du Port : un point de résistance écologique et social à la perte d’identité de la ville.
Leurre
Cette fois-ci, le gouvernement régional y met le paquet : lors de la conférence de presse « Avenue du Port, un projet d’avenir » tenue sous les auspices du ministre-président en personne au cabinet du ministre Pascal Smet, ce dernier annonçait, rayonnant, que le nouveau plan prévoyait une rangée supplémentaire d’arbres, et une piste cyclable de 4 mètres de large. Comme si cela pouvait masquer la banalité du projet !
Pourquoi s’acharner à vouloir la « moderniser » ? À qui profite le crime ?
Quand on examine les profils donnés à l’avenue par le nouveau plan, on remarque tout de suite que les platanes côté Tour & Taxis se trouvent dans le chemin de la piste cyclable et ont été priés de dégager. Fort opportunément, leur rangée est incomplète, les exemplaires abattus les années précédentes n’ayant pas été remplacés. Les « modernisateurs » peuvent donc replanter des ormes, mais de façon à permettre la redistribution de l’espace. On constate aussi que les stationnements pour camions sont entièrement supprimés. Il n’était pas possible de les conserver et d’offrir à la fois une piste cyclable bidirectionnelle de 3,60 à 4 mètres de large et une rangée supplémentaire d’ormes. Vous me direz : il faut faire des choix dans la vie. Certes, et ici le choix qui a été fait est celui qui rencontre les besoins des promoteurs immobiliers : pour être valorisée, la zone doit être « assainie », livrée à la promenade et à l’agrément. Le canal doit devenir un trendy waterfront [1]. Il n’est en effet pas possible de vendre les appartements tels qu’il s’en construit là (Tour & Taxis, UPSite, Canal Wharf...) à 3 800 euros/m², à deux pas de centrales à béton et d’entreprises de recyclage de vieux métaux [2]. Ces appartements ne peuvent être acquis par les habitants du quartier, dont le revenu médian par déclaration fiscale en 2011 est de 1 200 euros/mois. Pour payer un tel appartement de trois chambres, vendu à 420 000 eur, il faudrait y consacrer la moitié de son revenu pendant... 58 ans ! (600 euros x 700 mois, emprunt à 0% !). Il faut donc attirer des ménages plus solvables dans ce quartier où ils ne sont pas majoritaires [3]. C’est ce que les autorités appellent favoriser la mixité sociale. À terme, cela finit toujours par l’éloignement des personnes à petits revenus qui y habitent : les loyers y deviennent trop chers pour eux. En Afrique, on appellerait cela de la colonisation. En Europe, ça s’appelle de la gentrification. Que 220 camions sortent journellement de la centrale d’Inter-beton n’entre pas en ligne de compte [4]. Que l’avenue du Port écoule le charroi incessant des camions de la firme De Meuter amenant les terres et déchets de construction de Bruxelles vers sa centrale de tri de Grimbergen non plus. Pourtant, tous ces camions permettent à Bruxelles de se construire, pour le plus grand profit de ces mêmes promoteurs immobiliers... Mais voilà, il ne sera plus possible de garer un camion avenue du Port. Pas question non plus d’y tomber en panne, ni de décharger, ni d’effectuer des travaux : il n’y a plus la place. Il faut circuler, et vite !
Parfois, on ne s’explique pas cette haine contre ce qui est différemment beau. Car elle est belle cette avenue du Port, et ce devrait être le seul argument qui vaille, le seul qui devrait importer, le seul auquel se rendre. Ce devrait être aussi simple.
Paul Hermant, Chroniques, La Première, 2011
Ce qui nous inquiète encore plus, c’est demain
Ce qui nous inquiète encore plus, c’est que le gouvernement bruxellois ne prend pas en compte les besoins à longue échéance de Bruxelles : on ne peut pas faire comme si le pétrole était inépuisable, on ne peut plus nier la proximité du réchauffement climatique. Comment allons-nous alimenter Bruxelles d’ici 30 ans, lorsque le transport routier de masse aura vécu ? [5] (et ne rêvons pas de camions électriques : il n’y a tout simplement pas assez de lithium dans le monde pour toutes ces batteries d’accumulateurs). C’est alors que le canal prendra tout son sens : déplacer une forte charge sur l’eau consomme très peu d’énergie (il y a moins de cent ans, des péniches de 150 tonnes étaient encore halées à bras d’homme !). Il faut préserver l’avenir. Il faut conserver en ville des quais praticables, il faut garder aux terrains voisins du canal leur affectation d’entreposage. Permettre la construction de logements de luxe sur ces terrains en fait flamber le prix, ensuite plus moyen de revenir en arrière : le sol est devenu trop cher pour une affectation d’entreposage.
C’est en ville, proches des lieux de consommation, et pas à Hal ou à Vilvorde [6] que devront se trouver à l’avenir les surfaces de stockage. L’avenue du Port doit rester un axe de desserte pour cette activité.
Pourquoi conserver les pavés est réaliste
Il est parfaitement réaliste de conserver à l’avenue du Port ses pavés. Ne fût-ce que parce que le matériau est déjà sur place. Les pavés de porphyre – roche volcanique (belge) extrêmement dure – sont indéfiniment récupérables pourvu qu’ils soient posés sur sable (ne surtout pas les noyer dans le ciment : ils seront irrémédiablement souillés). Évidemment, après 50 ans de non-entretien (la dernière réfection date de 1964) [7], il s’impose de « relever » les pavés, c’est-à-dire les reposer, et comme les réseaux d’égouts doivent être revus, il faudra aussi refaire les fondations de l’avenue. Mais le surcoût du repavage est faible par rapport au béton ou à l’asphalte : faire paver une chaussée par des professionnels coûte 20 euros/m². Soit 560 000 euros [8] distribués en salaires plutôt que gaspillés en matériaux. Se débarrasser des pavés et les remplacer par du béton ou de l’asphalte implique en outre un charroi d’environ 1 100 camions de 25T de charge nette (pour donner une idée : garés pare-chocs contre pare-chocs, ça fait une file de Laeken à Malines : 19 kilomètres). Et il faut encore ajouter les voyages à vide ! Le projet du gouvernement bruxellois prévoit « évidemment » une dalle en béton sur fondation de béton maigre. Très gourmand en énergie, le béton : l’énergie grise [9] de ces matériaux permettrait de chauffer un appartement bruxellois de 2 chambres pendant 210 ans.
Les projets successifs Le premier projet, 9 octobre 2008 (suppression des pavés, 2 x 2 bandes de circulation en béton, abattage des 300 platanes, nouvelles pistes cyclables) introduit à l’origine par le ministre Pascal Smet, puis porté par la ministre Brigitte Grouwels a été définitivement recalé le 5 octobre 2011 suite au jugement du tribunal de 1e instance de Bruxelles qui l’a déclaré illégal. Le deuxième projet, 17 décembre 2013 (suppression des pavés, 2 x 2 bandes de circulation en asphalte, suppression de tous les stationnements, conservation des 300 platanes) introduit par Brigitte Grouwels n’a pas passé le cap de la Commission de concertation du 11 mars 2014. Le troisième projet sera déposé sous peu et consiste en : suppression des pavés, 2 x 1 à 2 bandes de circulation en béton, nouvelles pistes cyclables (respectivement 1,4 et 3,6 m de large), abattage de la rangée de platanes côté Tour & Taxis, remplacée par une rangée d’ormes, conservation de la rangée de platanes côté canal, doublée d’une nouvelle rangée d’ormes, suppression de tous les stationnements (voir illustration) |
L’expert a perdu connaissance…
Mais voilà, paver sur sable reste un art (qui se perd). Le secret est de tasser très fortement les sous-couches (étaler par couches de 10 cm : au total 30 cm de cailloux de porphyre suivis de 20 cm de sable dru, mouillé à refus). Alors intervient le paveur qui enfonce les pavés dans le lit de pose, et qui dame les rangées fortement et régulièrement. La chaussée bouge un peu, ça se déforme, mais ça ne casse pas. Seulement, cette structure est extraordinairement compliquée à modéliser, alors les mathématiciens ont renoncé. Alors, par peur de l’inconnu, et poussés dans le dos par le lobby des cimentiers, les « fabricants de normes » ont préconisé le bon – gros – béton – et – avec – ça – on – a – la – paix [10].
Bruit et vitesse
Nos adversaires accusent les pavés d’être bruyants, ce qui nuirait à la quiétude du futur parc à implanter le long du bassin Béco (quai des Matériaux, face à la KBC). Les mesures de bruit que nous avons effectuées ont montré que, globalement, il n’y a pas de différence significative entre le bruit mesuré le même jour dans la circulation (rapide, sur asphalte) de l’allée Verte, et celle (plus lente, sur pavés) de sa voisine, l’avenue du Port. Les pavés freinent la vitesse des véhicules (parce qu’ils donnent au conducteur l’impression qu’il force sa vitesse, à cause du bruit produit dans l’habitacle). Des mesures de vitesse comparatives effectuées par la police de Bruxelles en 2011 et 2012 montrent de la même façon que la vitesse imposée de 50 km/h est en moyenne respectée avenue du Port (pavée), et pas du tout allée Verte (asphaltée). Et donc, les pavés réduisant la vitesse des véhicules, les accidents sont moins graves : le piéton a encore une chance de survivre au choc. Le bruit généré par les pavés prévient en outre malentendants et distraits de l’arrivée d’un véhicule silencieux (hybride ou électrique). Alors, bruyants, les pavés ? Une voirie où les vitesses des différents types de véhicules sont voisines est beaucoup plus sûre. C’est une erreur de vouloir matérialiser les différentes bandes de circulation : l’automobiliste se sent alors « propriétaire » de « sa » bande et a tendance à foncer. Réduire les marquages au sol provoque l’incertitude relative de l’automobiliste, qui roule alors spontanément moins vite. Réduire la vitesse des automobiles favorise le partage de la chaussée et les manœuvres lentes des camions qui accèdent aux entreprises.
Apprendre à voir
Comme il est parfaitement réaliste de conserver à l’avenue du Port ses pavés, il est parfaitement réaliste d’en conserver les proportions majestueuses. C’est pourquoi il importe tant que les alignements restent à leur place : ce sont les arbres qui donnent à l’avenue son gabarit, ce sont eux qui lui donnent son allure. Il est essentiel qu’ils restent au même endroit, pour conserver à l’ensemble son ampleur et l’harmonie de ses proportions (l’avenue fait 30 mètres de large, avec une chaussée de 18 mètres et des accotements de 6 mètres : 1/5 - 3/5 - 1/5, la beauté par la simplicité). Le nouveau projet est dissymétrique, comporte deux tronçons différents sur sa longueur, bref l’hétérogénéité totale !
Nous voulons pour le quartier une avenue du Port avec :
Une mobilisation exemplaire Lorsqu’on apprit que le chantier allait quand même se faire, l’ARAU, BruxellesFabriques et le Comité de quartier Marie-Christine/Reine/Stéphanie organisèrent une conférence de presse le 23 mars 2011 pour dénoncer ce massacre planifié du patrimoine industriel et portuaire bruxellois. Cela mena à la création de l’APPP (Action Patrimoine, Pavés, Platanes). La mobilisation occupa ensuite le restant de l’année 2011 : 120 personnes s’enchaînent symboliquement aux platanes le 27 mars ; à partir du 9 avril, recueil des 12 000 signatures de la pétition ; adoption de chacun des platanes par un parrain/une marraine ; affichage artisanal le long de l’avenue, 200 participants au flash-mob à Tour & Taxis le 11 mai ; placement d’une affiche géante de 12 x 15 mètres square Sainctelette pendant la semaine du 3 août ; le 28 août, organisation de la fête du Stadsboom (démarquage humoristique du Meiboom : Les Bûûmredders utilisent les pavés pour enlever son tranchant à la Grûûte Kettingzoeg pilotée par le Dikkenek) ; le 4 septembre, fête-action de la Veste Retournée ; le 18 septembre, organisation de la Journée « OFF » du Patrimoine (visites commentées de l’avenue du Port, NL et FR) ; toutes activités reprises par la presse qui en fit la saga de l’été. Cette mobilisation valut au comité de défense de l’avenue du Port le « Prix du Bruxellois de l’année 2011, catégorie Société ». Plus d’infos sur : www.avenueduport.be. |
Patrick Wouters
BruxellesFabriques
Bruxelles Fabrique, Action Patrimoine Pavés Platanes (APPP), membre de l’Organe d’administration d’IEB.
[1] « Tombez amoureux du canal. Le Canal a besoin de plus d’amour. Finis les tas de ferraille, finie l’industrie grisâtre. Faites de l’eau un atout, un lieu vert pour rencontrer et se détendre, où vous pouvez habiter, profiter et rêver. » Publicité électorale de Pascal Smet pour les élections régionales 2014.
[2] Les villes, produisant de la vieille voiture, du vieux frigo, des vieux GSM et ordinateurs constituent désormais ce qu’on appelle des mines urbaines.
[3] « Nous avons besoin de vrais habitants, qui paient des impôts » : déclaration de Geoffroy Coomans, échevin de l’Urbanisme de la Ville de Bruxelles à propos de Tour & Taxis. (www.bruzz.be)
[4] On ne peut pas déplacer trop loin une centrale à béton vers l’extérieur de la ville : le béton doit être coulé endéans les 110 minutes...
[5] Une grande ville comme Bruxelles est tellement dépendante de la route pour son approvisionnement alimentaire qu’en cas de blocage total du trafic routier, la pénurie se ferait déjà sentir après 3 jours (encore un exemple de l’hyper segmentation « moderne » qui affaiblit la résilience de nos villes).
[6] Simple prudence aussi de ne pas trop dépendre d’une autre région, libre de déterminer sa propre fiscalité.
[7] Bel exemple de résistance, quand même : quelle chaussée de béton ou d’asphalte pour charroi lourd aurait résisté à 50 ans de non-entretien ?
[8] La chaussée fait +/- 28 000 m².
[9] L’énergie grise correspond à la dépense énergétique totale pour l’élaboration d’un matériau, tout au long de son cycle de vie, de son extraction à son recyclage en passant par sa transformation.
[10] On rencontre la même méfiance envers l’usage de la chaux dans les maçonneries anciennes. « Ca tient toujours !?! Et si la force des maçonneries anciennes dépendait de la faiblesse du mortier de chaux ? » (Intitulé d’une journée d’étude récente de l’Institut du Patrimoine wallon). Le sociologue Richard Sennett parle de « la tribu des bureaucrates qui rechignent à prendre la moindre initiative tant que les objectifs, les procédures et les résultats escomptés n’ont pas été balisés à l’avance » (« Ce que sait la main : la culture de l’artisanat », Albin Michel, 2010).