« Nous combattons des animaux humains et nous agissons en conséquence. » Cette sentence récente du ministre israélien de la Défense – outre qu’elle nous rappelle que toute guerre, a fortiori tout génocide, passe par la déshumanisation de l’ennemi – est possible parce que l’on réserve à la plupart des animaux un traitement inhumain. Cette assignation, ce devenir commun aux humains méprisés et aux animaux, peut-elle nous aider à penser les conditions d’existence dans les métropoles ?
Le mot animal peut sembler évident, ce n’est pas le cas. Animaux de « compagnie », « d’élevage », « domestiques » ou encore « sauvages » : la terminologie permet de classer les espèces animales et, dans un même mouvement, de nous en extraire. Certains courants des sciences naturelles recourent à des modélisations quantifiant la répartition de la biomasse mondiale, le poids de leur matière organique au niveau planétaire. Dans leurs calculs, les animaux représenteraient deux gigatonnes de carbone, soit 0,47 % de cette biomasse, c’est-à-dire une part quantitativement infime du « vivant » [1]. Du point de vue de leur masse, les arthropodes (notamment les insectes) représentent la moitié des animaux. Au sein de l’autre moitié, les humains avec leurs mammifères domestiques et d’élevage représentent 96 % de la masse des mammifères, tandis que les oiseaux d’élevage représentent 70 % de la biomasse des oiseaux. Ces espèces domestiques, d’élevage et de compagnie occupent donc un poids prépondérant, tandis que les espèces rangées dans la catégorie des animaux sauvages semblent constituer autant d’exceptions à une condition animale majoritairement domestique.
Cette condition connaît actuellement d’importantes évolutions juridiques et politiques : en droit européen, depuis 2009, comme en droit civil belge, depuis 2020, l’animal n’est plus simplement la chose d’un propriétaire mais un être sensible ayant des besoins biologiques et dont le bien-être devrait être pris en compte. Les animaux obtiennent ainsi un statut intermédiaire : ils ne sont plus des choses au sens strict, mais n’obtiennent pas une personnalité juridique même incomplète [2]. Cependant, ces bouleversements dans le droit concernent principalement les animaux domestiques et, différemment, les animaux d’élevage, alors que les animaux vivant à l’état sauvage semblent actuellement exclus de cette évolution. Pourtant, dès 1991, l’ordonnance bruxelloise relative à la conservation de la faune sauvage et à la chasse les protège théoriquement, qu’ils soient mammifères, oiseaux, batraciens ou reptiles, tout comme leurs œufs, leurs habitats, refuges ou nids. La Région bruxelloise est donc compétente tant du point de vue des droits et intérêts de certains animaux que des milieux et habitats au sein desquels évoluent certaines espèces. Parce qu’il repose sur des fictions qui se traduisent en institutions, le droit constitue un marqueur de nos manières de faire monde. Comment expliquer ces différences manifestes de traitement, de statut et de protection entre ces trois catégories d’animaux (de compagnie, d’élevage et sauvages) ?
Les humains avec leurs mammifères domestiques et d’élevage représentent 96 % de la masse des mammifères.
De nombreuses recherches, menées sur les liens entre question animale et question sociale, notamment en milieu urbain, pourraient nous apporter certains éléments de réponses. Des recherches critiques en sciences sociales suggèrent notamment que les animaux habitent (Despret, 2019), qu’ils peuvent être privés de leurs moyens de subsistance, que leurs capacités sont mises au travail (Guillibert, 2023), et qu’il peut leur arriver de se révolter (Fahim, 2022) [3].
Lorsqu’on pense « animaux urbains » s’impose l’image des animaux de compagnie, lesquels occupent une place importante dans les foyers. Ces animaux domestiques effectuent des formes de travail affectif, qui font partie de la sphère plus large du travail reproductif. Il y a bien des contreparties à ce travail vivant (gîte, couvert, soins…) mais pas de rémunération, comme plus généralement pour celles qui assument des tâches domestiques. C’est notamment à partir de cette forme particulière d’attachement qu’ont émergé les notions de maltraitance et de bien-être animal. En effet, ces animaux bénéficient d’une individuation – ce sont des individus identifiés –, ils ont des prénoms, et font l’objet de soins attentionnés. Des métiers s’inventent à l’enseigne du care animalier et leur vie biologique fait l’objet d’une réglementation croissante : carnets de vaccination, traçage électronique et stérilisation forcée. On peut ainsi comprendre le bien-être animal comme un encadrement de la mise au travail des animaux domestiques, basé sur la satisfaction de leurs besoins biologiques et progressivement de leurs besoins affectifs. Il semble toutefois peu souhaitable de faire de l’avenir radieux et hybride de ces « espèces compagnes » (Haraway, 2019) le lot commun des animaux contemporains.
Les animaux d’élevage sont des homologues de ces animaux domestiques privilégiés, bien que leurs vies soient généralement soustraites au regard social et enfermées dans les élevages périurbains ou ruraux. L’emprise et la massification de ces élevages en font des foyers épidémiques qui ne cessent de croître. 75 % des maladies émergentes affectant les humains sont zoonotiques (Bartholeyns, 2022). Ici, pas de noms propres ou d’individus mais des lignées sélectionnées traçables et des matières presque entièrement valorisables dans les cycles industriels. La sensibilité de ces animaux-là se mesure à la limite de leur capacité à supporter leurs conditions de travail avant la mise à mort. Le principe technique du travail à la chaîne a été inventé dans les abattoirs de Cincinnati et Chicago, la chaîne permettant de faire circuler les corps des cochons et imposant aux travailleurs le rythme de « désassemblage » de ces êtres en matière utile. La condition des animaux d’élevage permet de repenser l’effroyable hypothèse d’une continuité entre mise au travail et mise à mort. L’exploitation de corps considérés comme des ressources peut conduire à une insensibilité complète au sort d’un groupe ou d’une communauté de vivants, qu’il s’agisse d’une race ou d’une espèce.
Les espèces vivant à l’état sauvage échappent en partie à ces deux formes de mise au travail. Nombre d’entre elles s’acclimatent aux milieux urbains, riches en ressources alimentaires, pauvres en prédateurs et relativement abondants en refuges. Ces espèces opportunistes fuient l’inhabitabilité croissante des zones rurales et périphériques, soumises aux modes contemporains d’occupation du monde. Certaines privilégient les zones industrielles et logistiques, plus hospitalières à leurs sens que les plantations alimentaires (et demain énergétiques) saturées de pesticides et de résidus d’extraction. On pourrait alors penser aux animaux sauvages et aux espèces férales (qui échappent à la condition domestique) comme des espèces marronnes, qui quittent leur place assignée, s’émancipent de la mise au travail et échappent à l’extinction par une fuite dans les marges et les interstices qui constituent autant de refuges multi-espèces malgré le développement de méthodes de contrôle et la répression du nourrissage. Denetem Touam Bona (2021) adopte la figure végétale de la liane pour désigner ces fuites en dehors du régime colonial vers des mondes opaques, humides et fertiles. On peut alors comprendre la prolifération actuelle d’espèces férales à l’aune des mouvements de libération des peuples colonisés et racisés dont l’appartenance à l’espèce humaine a d’ailleurs été questionnée et sous-tend encore les formes contemporaines de racisme systémique. On pense au réensauvagement des pigeons, fournisseurs de volaille urbaine pré-industrielle et de fertilisant azoté, désormais relégués au statut de nuisibles volants à contracepter. Mais aussi aux renards urbains qui marronnent dans un territoire régional bruxellois où ils ne sont pas considérés comme économiquement nuisibles, les enjeux agricoles étant pratiquement absents. Et encore à ces perruches qui répondent à leurs besoins en édifiant d’exotiques logements collectifs dans certains parcs. Autant d’espèces férales, sauvages, synanthropes ou liminaires qui trouvent dans les espaces urbains des possibilités d’habiter, hors des contraintes de la domesticité et des risques de la ruralité, sans pour autant y « travailler ».
La condition des animaux d’élevage permet de repenser l’effroyable hypothèse d’une continuité entre mise au travail et mise à mort.
S’intéresser aux animaux sauvages urbains ne peut pourtant se résumer à l’adoption de nouveaux animaux de compagnie, à la préservation d’espèces en danger ou à la recherche d’alliances avec des animaux qui manifestent des formes de révolte face à la condition métropolitaine. Anna Tsing (2022) souligne la prolifération dans les ruines du capitalisme de certaines espèces. Déchaînées par l’exploitation intensive des terres, mobilisées par le nouveau régime climatique, elles se déplacent avec les chaînes d’approvisionnement. Parmi ces proliférations menaçantes, punaises, tiques et moustiques hantent les imaginaires racistes et pauvrophobes jusqu’à impacter les formes architecturales et urbanistiques. Ainsi dans les villes coloniales comme Lumumbashi, des zones tampons non édifiables, mises en place au nom de la prévention du paludisme, entre les zones réservées à l’élite blanche et celles destinées aux populations colonisées. Une étude menée entre 2007 et 2008 a identifié 21 espèces de moustiques en Belgique (dont deux exotiques), dont 16 peuvent être vectrices d’infections [4]. Elles sont présentes dans certains biotopes humides (marais et tourbières), dans certains commerces (pneus, pépinières) mais aussi dans les zones logistiques (ports, aéroports, stations services, décharges). La peur, voire la terreur, produite par le surgissement de ces espèces « barbares » dans un quotidien apparemment paisible, pourrait les requalifier en puissances terroristes, ce qui nous amène à tenter de les comprendre. Pour nous prémunir des conséquences dévastatrices de leur surgissement, mais aussi, plus fondamentalement, pour nous obliger à rectifier ce qui, dans l’ordinaire de l’administration du monde, produit leur déchaînement létal.
En ce sens, dans leur diversité de conditions d’existence et de subsistance, dans leur quête de bien-être, les animaux constituent des sentinelles de ce qui arrive, des lanceurs d’alerte. Comme l’écrit l’anthropologue Frédéric Keck (2023) dans sa recension récente de Révoltes animales de Fahim Amir (2022) : « Ce n’est pas parce qu’ils sont sensibles et qu’ils souffrent que les humains doivent s’allier aux animaux, c’est parce qu’ils sont exploités et aliénés par un même système capitaliste. » La situation matérielle des animaux, leur insertion dans l’économie politique et les manières par lesquelles nous interagissons avec eux, détermine effectivement le traitement qui leur est réservé. En ce sens, au-delà d’hypothétiques alliances, nous sommes invités au détour des conditions animales à un exercice réflexif : penser les conditions de vie des habitants des métropoles.
Face à l’effondrement de la biodiversité régulièrement mis en évidence par les rapports de l’IPBES (Intergovernemental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services, parfois appelé le « Giec de la biodiversité »), les stratégies historiques de conservation sont en crise : les réserves naturelles, les outils génétiques de reconnaissance de la biodiversité, les associations internationales comme l’Union internationale pour la conservation de la nature (IUCN) qui prônent une comptabilité écosystémique et déterminent les listes d’espèces menacées au niveau mondial constituent autant d’évidences à mettre en débat. Il apparaît de plus en plus clair qu’il ne sera pas possible de préserver localement la diversité des espèces et des biotopes sans remettre en question les facteurs d’extinction, dont l’extractivisme et l’absence de limites, propre au régime capitaliste, sont les moteurs principaux.
Face aux bouleversements climatiques, les migrations et déplacements d’espèces animales et végétales constituent aussi des motifs d’espoir : elles indiquent une capacité de certaines d’entre elles à adapter leurs formes et lieux de vie à ces bouleversements, et ce malgré les principales causes d’effondrement de la biodiversité – l’artificialisation et les changements d’affectations des sols – qui tendent à rendre ces adaptations plus difficiles. Ainsi que le suggère Fatima Ouassak (2023), une écologie orientée par les aspirations populaires devrait consacrer la liberté de circulation et d’installation comme de nouveaux droits protégeant, dans les temps catastrophiques, les adaptations mises en pratique par les premiers concernés.
Punaises, tiques et moustiques hantent les imaginaires racistes et pauvrophobes jusqu’à impacter les formes architecturales et urbanistiques.
« Ce n’est pas parce qu’ils sont sensibles et qu’ils souffrent que les humains doivent s’allier aux animaux, c’est parce qu’ils sont exploités et aliénés par un même système capitaliste. »
Il apparaît de plus en plus clair qu’il ne sera pas possible de préserver localement la diversité des espèces et des biotopes sans remettre en question les facteurs d’extinction.
Cette liberté de circuler, de s’installer et de n’être pas trop gouvernés, pourrait s’appliquer aux humains comme aux espèces non humaines, malgré les doutes formulés quant à la possibilité de nouer des alliances. Comment faire parler ou parler au nom d’entités si on les considère dénuées d’intentions et de langages ? Comment mettre en place une représentation juridique de personnes physiques non humaines (fleuves, rivières, plantes, animaux, biotopes) ? Il est possible de s’entraîner à observer une production de signes à même les corps, les gestes et les pratiques. Ce jeu sémiotique nous permet de comprendre et d’interpréter l’effondrement ou l’épanouissement de ces espèces, leur vitalité et leur mortalité, comme des déclarations assez claires de leurs préférences et répulsions. Il n’est pas impossible de constituer des alliances entre groupes radicalement différents pour autant que l’on donne considération aux besoins et revendications « subalternes » – au sens que lui donne James Scott (2021) : des acteurs ou groupes oubliés par les récits historiques – lesquels s’expriment rarement dans les mêmes termes que les besoins des classes dominantes. En cela, l’analyse matérialiste marxiste, qui tente d’objectiver par une analyse quantitative et qualitative l’état des sociétés et la composition des classes sociales, n’est pas sans affinités avec l’analyse matérialiste écologique, qui tente d’objectiver par une analyse quantitative et qualitative la diversité des biotopes et des espèces.
Penser la condition humaine à partir du sort fait aux autres espèces animales, et à partir de l’appartenance de l’espèce humaine à un paysage complexe de rapports d’exploitation et de coopération, pourrait nous amener à appeler certaines espèces compagnes, comme des voisines avec lesquelles nous partageons non seulement des espaces cohabités, mais aussi une partie au moins de nos conditions de vie, jusqu’à envisager d’inclure les autres qu’humains comme compagnes de lutte dans un plan d’émancipation renouvelé.
[1] Y. BAR-ON, R. PHILLIPS & R. MILOA, « The biomass distribution on Earth », Proceedings of the National Academy of Sciences, vol. 115, n o 25, 19 juin 2018.
[2] A. DESPRET, « L’animal, quasi-chose ou quasi-personne ? », Annales de droit de Louvain, 2022/2 – 22 juin 2023, numéro thématique : les animaux et le droit.
[3] Les références indiquées entre parenthèses sont reprises dans la rubrique « Pour aller plus loin », à la fin de ce numéro.
[4] COOSEMANS et al., « Nationwide inventory of mosquito biodiversity (Diptera : Culicidae) in Belgium, Europe », Bulletin of Entomological Research n o 103, 2013, p. 193-203.