Les modèles qui simulent l’évolution des climats prédisent que sous nos latitudes, il faut s’attendre à la fois à une augmentation des périodes de sécheresse et à une multiplication des périodes de grandes eaux. Dans les deux cas, l’eau sera un cheval de bataille. Mais pour certain·e·s, indépendamment des climats, l’eau est déjà une bataille, de tous les jours. Bruxelles est pour eux·elles toujours sèche.
Les modèles qui simulent l’évolution des climats prédisent que sous nos latitudes, il faut s’attendre à la fois à une augmentation des périodes de sécheresse et à une multiplication des périodes de grandes eaux. Dans les deux cas, l’eau sera un cheval de bataille. Mais pour certain·e·s, indépendamment des climats, l’eau est déjà une bataille, de tous les jours.
Bruxelles est pour eux·elles toujours sèche.
L’augmentation moyenne des températures assèche les climats mais, dans le même temps, fait fondre les glaces qui libèrent quantité d’eau sous forme liquide puis gazeuse (vapeur). En somme, la chaleur met de plus grandes quantités d’eau en circulation. Et si l’aridité augmente, les pluies aussi. À Bruxelles, le temps moyen entre les épisodes d’intenses averses se réduit et le rythme des inondations s’accélère. Dans le bas des vallées, les égouts (qui collectent indifféremment eaux de pluie et eaux usées) débordent fréquemment.
Abondance de pluie.
Pourtant, paradoxalement, l’eau de tous les jours devient plus difficile d’accès pour une partie croissante de la population ; l’eau pour prendre soin de son corps, boire, cuisiner, se laver, laver son linge, évacuer ses déjections.
Logements vétustes, surpeuplés, inadaptés, ou pas de logement du tout, budgets étriqués, montants des factures… et bientôt un prix de l’eau à la hausse… les causes de l’exclusion de l’eau, ce bien pourtant décrété « Bien commun de l’humanité » ou « Droit fondamental », sont nombreuses. Pour ceux·celles qui sont exclu·e·s de l’eau, Bruxelles est un désert. Pas un seul équipement public fonctionnel ne donne accès à l’eau gratuitement, en dehors de quelques « points d’eau » (robinets ou fontaines) où il est souvent impossible de poser, remplir, ne fût-ce qu’une bouteille… et qui ne fonctionnent pas en hiver. Dans une ville d’environ 1,2 millions d’habitant·e·s – sans compter ceux qui ne sont pas recensés –, seule une centaine de douches est accessible gratuitement ou pour un prix modique ! Aridité de la survie en milieu urbain.
Abondance de pluie. Rareté de l’eau… Quelque chose ne tourne pas rond dans le système hydrique de Bruxelles. Et ce n’est pas que la faute du climat… mais du système lui-même.
D’un côté, l’eau potable bruxelloise est captée bien loin : dans la Meuse ou aux sources du Hoyoux à Modave, près de Huy, ou dans le Hainaut. Depuis 1855, la compagnie intercommunale qui distribue les eaux a étendu ses tentacules hydriques dans plusieurs directions, loin de la ville.
Aujourd’hui, elle capte 69 millions de mètres cubes par an et en distribue 60 aux Bruxellois·e·s.
Dans le même temps en ville, la majorité des sources ont été oubliées, leurs eaux rejetées directement à l’égout, tout comme celles des anciens ruisseaux et rivières voûtés et soustraits aux regards.
Maelbeek, Molenbeek, Geleytsbeek… tous ont rejoint les égouts, un vaste réseau souterrain qui récolte aussi les eaux usées venant des maisons, des bâtiments publics, des commerces, des industries et des entreprises… C’est d’ailleurs la même compagnie qui depuis 2006 gère aussi la majeure partie de ce réseau d’égout, héritant de l’entretien d’un ensemble hétérogène, construit en plusieurs phases au cours de l’histoire et dont il est parfois difficile aujourd’hui de connaître précisément l’état.
Le réseau d’égout collecte aussi les eaux de pluie qui tombent sur les surfaces imperméables de la ville : les toits, les rues, les trottoirs, les cours
D’école… Ces eaux qui ruissellent s’en vont directement vers les avaloirs plutôt que de s’infiltrer dans le sol et le sous-sol. Dans le réseau d’égout s’ajoutent encore les eaux pompées et « rabattues » lors des chantiers de construction qui creusent la ville. Et les égouts souvent saturent et refoulent, spécialement dans le bas des vallées où vivent les naufragé·e·s. Pour tenter d’éponger les flux, depuis les années 1970, on construit des bassins d’orage, gros cubes de béton dont le choix, la construction et la gestion sont réservés aux techniciens, loin du regard des habitant·e·s.
Emportées par le réseau d’égout, toutes ces eaux, eaux de pluie, eaux usées, eaux de sources, eaux de ruisseaux, eaux pompées convergent ensuite vers les stations d’épuration dont l’objectif est d’assainir les eaux afin de les rejeter, propres, au réseau hydrographique, et au-delà à la mer.
Ce système, qui traite donc l’eau de pluie comme un déchet, a un coût énorme. La compagnie maîtresse des eaux est endettée. L’entretien du réseau de distribution, l’entretien des égouts, l’entretien des stations d’épuration dans lesquelles de nouveaux investissements sont à prévoir (pour les mettre à jour ou leur permettre de traiter de « nouveaux » types de pollution), l’entretien des bassins d’orage dont les plus anciens doivent être rénovés… le tout couplé à la baisse tendancielle de la consommation d’eau et donc à une diminution des recettes, grèvent son budget. Elle cherche à équilibrer ses comptes et voit dans une augmentation du prix de l’eau une partie de la solution. Les consommateurs devront bientôt payer plus chèrement les 60 millions de m³ consommés et les 120 à 140 millions de m³ d’eau épurés dans les stations. Car les consommateurs payent en fait pour l’entièreté des volumes épurés bien qu’ils n’en « salissent » qu’une partie (puisque l’eau claire, la pluie, en constitue une part majeure). N’y a-t-il pas là quelque chose d’étrange ? D’autant qu’en termes de consommation, les tarifs de l’eau ne pèsent pas de la même façon sur tout le monde. Les riches consomment à peu près autant que les pauvres et vice-versa, mais le coût de l’eau n’a pas le même poids dans leurs portefeuilles. Et lorsque la vétusté du logement ou la nonchalance d’un propriétaire laisse ouvertes les fuites, la facture peut être amère. Le modèle économique de ce système, à bout de souffle, est donc coûteux et injuste.
On entend dire qu’il est normal de payer le « service » de l’eau ; puisqu’il y a « service », il est normal dit-on que l’usager (devenu client) paye pour
le service offert. Le raisonnement est hérité d’une conception très petite bourgeoise du xixe siècle où le service est pensé pour que chacun soit/reste bien « chez soi », dans le confort. Mais lorsqu’on n’a pas/plus de « chez soi » ou que le « chez soi » est devenu inconfort (ce qui est le cas pour beaucoup de ménages bruxellois), le raisonnement ne tient plus. Car l’accès à l’eau ne relève alors plus du service ou du confort mais de la nécessité.
Autrement dit, le raisonnement ne tient que si par ailleurs il y a un accès gratuit et inconditionnel à l’eau, garanti par la collectivité, que ce soit à domicile ou dans des espaces communs. Or, aujourd’hui à Bruxelles, il n’y a rien de tel, il n’y pas de choix possible, pas d’échappatoire : l’eau de tous les jours se paye… parfois très cher.
Rappelons au passage que « naturaliser » le paiement de l’eau comme s’il s’agissait d’une évidence est une invention du XIXe siècle et qu’il n’y a pas si longtemps, les eaux locales servaient encore gratuitement aux usages locaux. Citernes d’eau de pluie à usages multiples, sources fraîches. Il y avait aussi des bornes-fontaines au coin des rues et des bains-douches accessibles aux familles. Un ensemble de dispositifs, souvent simples, qui rendaient l’eau disponible à tous.tes. De nombreuses villes ont développé au cours du temps des solutions originales pour garder, contenir, utiliser, mettre à disposition leurs eaux locales. Il est piquant de constater qu’on en redécouvre l’existence et le fonctionnement.
Aujourd’hui que les sécheresses deviennent intenses en été, ces dispositifs pourraient bien être remis en usage. De nombreux endroits de la ville peuvent utilement accueillir jardins d’orage et mailles de pluie (dont on pourrait faire des douches fontaines) surtout si ceux-ci se situent en amont sur le versant, de façon à épargner les quartiers du bas des inondations. Les coûts de ces dispositifs sont significativement inférieurs à ceux des bassins d’orage dont l’entretien plombe les finances de la collectivité pour des générations. Par ricochet, les économies faites peuvent servir à assurer des espaces communs de l’eau dans une perspective de justice sociale et environnementale, à créer des lieux où tous.tes peuvent s’abreuver et se faire du bien. Certain·e·s le disent depuis vingt ans et plus, c’est « maintenant » qu’il faut bifurquer, changer de cap, pour que Bruxelles garantisse l’accès à l’eau pour tous·tes tout en ne traitant plus ses eaux de pluie comme un déchet. Le lien entre aménagement du territoire/du paysage et accès à l’eau ne peut plus être ignoré. Il ne s’agit pas de dire que c’est ou sera facile, mais que c’est une nécessité. Il s’agit aujourd’hui de mettre en œuvre une gestion et une distribution de l’eau qui ne se résument pas à des constructions d’ingénierie d’envergure mais repose sur un ensemble de pratiques collectives dont les habitant·e·s sont parties prenantes.
Désormais, il faut construire de nouvelles alliances. Dans ces alliances, à l’image de ce qui se passe à Forest, nul doute que les institutions devront elles aussi s’ouvrir et faire preuve d’imagination pour que les silos de la gestion actuelle de l’eau (aux mains des opérateurs de l’eau [1]) se muent en circuits où les liquidités (dans tous les sens du terme) circulent autrement, en prenant au sérieux l’expérience des habitant·e·s, qui restent engagés (et occasionnellement enragés) sur ces questions… depuis parfois plus de vingt ans.
Historienne et membre de l’Organe d’Administration
[1] Ce sont principalement Bruxelles Environnement, responsable entre autres pour la gestion des eaux de surface, la coordination des politiques de l’eau et le respect des normes et règlements en matière de qualité de l’eau, Vivaqua pour le captage et la distribution de l’eau, l’entretien du réseau d’égout et la construction et maintenance de certains bassins d’orage, et la Société bruxelloise de Gestion des Eaux (SBGE) pour la gestion des grands collecteurs d’égout, la gestion de la station d’épuration Sud, la construction et l’entretien des grands bassins d’orage et la surveillance des niveaux d’eau.