La mort ne frappe pas à la même heure aux différentes portes de Bruxelles. Elle vient moissonner aux Portes de Flandre ou de Ninove, à l’entrée des vieux quartiers populaires de Molenbeek et d’Anderlecht plutôt qu’à la Porte Louise devant les beaux quartiers.
Des quartiers aisés du sud-est de Bruxelles à ceux du croissant pauvre central, l’espérance de vie chute de 5 ans. Une différence de même ordre que celle entre la Belgique et le Mexique, mais au sein d’une même ville de 10 km de rayon, au sein d’un même système de protection sociale, au sein d’un même bassin de santé où chacun(e) est à peu près à même distance des mêmes hôpitaux, des mêmes médecins généralistes, des mêmes écoles, des mêmes commerces.
Si vous êtes fidèle lecteur(trice), vous vous direz peut-être que nous nous répétons. Que nous avions dit la même chose, presque exactement dans les mêmes termes, il y a deux ans. C’est que cet écart ne se réduit pas. Au contraire. Les données les plus récentes montrent plutôt un creusement des inégalités de santé entre les communes bruxelloises. Si quelqu’un vous écrase le pied, que vous le lui signalez, et qu’il n’en tient aucun compte, vous n’hésitez pas à vous répéter, parfois même en haussant le ton. Et ce qui vaut pour une meurtrissure d’orteils devrait valoir aussi pour la maladie et la mort.
Alors, répétons.
Entre les quartiers aisés du sud-est de Bruxelles et ceux du croissant pauvre central, la différence d’espérance de vie est de 5 ans.
Cette différence reflète très concrètement tout au long de l’année de vraies vies écourtées, de vrais malades, de vraies agonies, et de vrais cadavres. Le fait que l’ensemble de la population bruxelloise ne bénéficie pas des mêmes conditions de santé que les habitants du quadrant sud-est se traduit chaque année à Bruxelles par près de 1 500 morts supplémentaires (et près de 2 000 si on prend comme référence la population des deux Woluwe plutôt que celle du quadrant sud-est).
Ces 5 ans d’écart d’espérance de vie sous-estiment pourtant les écarts liés aux inégalités sociales, et ceci pour au moins deux raisons.
Premièrement, il s’agit d’une différence entre des moyennes par quartiers. Or, tous les quartiers bruxellois sont socialement très hétérogènes. Entre les diplômés universitaires du quadrant aisé et les faiblement diplômés des quartiers pauvres, la différence d’espérance de vie au-delà de 30 ans est plutôt de l’ordre de 7 ans. Et elle serait plus importante encore calculée dès la naissance. Un enfant né dans une famille sans revenu du travail risque deux fois plus de mourir avant un an qu’un enfant né dans un ménage à deux revenus.
Deuxièmement, les effets des inégalités sociales sont atténués à Bruxelles par la présence au sein des populations pauvres de communautés d’origine méditerranéennes, entre autres marocaines et turques, dont les habitudes alimentaires sont plutôt favorables à la santé (malgré une plus grande prévalence du diabète chez les femmes). C’est le cas de la moindre consommation d’alcool, ou de viande rouge (et de tabac chez les femmes), et de l’importance dans la cuisine traditionnelle des légumes, de l’huile d’olive ou du poisson.
La carte ci-dessus localise par quartiers les quelque 7200 morts en trop enregistrés à Bruxelles entre 2001 et 2006 du fait que tous les habitants de la capitale ne bénéficient pas des conditions moyennes de santé du quadrant sud-est. Cette carte pourra surprendre au premier regard. Car loin de se concentrer principalement dans le croissant pauvre, les excédents de morts apparaissent, en dehors du sud-est, assez dispersés sur l’ensemble du territoire régional.
Cette répartition s’explique en partie par le fait que les personnes âgées sont relativement sous-représentées dans le croissant pauvre. Or si les effets des inégalités sociales se marquent par une surmortalité dès la naissance, c’est tout de même chez les vieux que la mort vient faire une grande partie de ses moissons précoces.
Des vieux pas si vieux, mais trop tôt usés par l’accumulation de facteurs fragilisants tout au long d’une vie. Usés par les nuisances liées aux emplois pénibles ou dangereux (dont les effets, par exemple liées aux produits toxiques, pourront rester longtemps silencieux). Usés par les nuisances du chômage. Usés par les nuisances liées aux logements sur-occupés, ou humides, ou trop chers pour permettre d’autres dépenses indispensables. Usés par les difficultés liées à une éducation lacunaire, héritée d’un enseignement socialement très ségrégatif. Usés par une moindre qualité des soins, que ce soit en terme de précocité des diagnostics et des prises en charge, ou de la qualité des traitements et des suivis. Usés par tant d’autres choses cumulées, y compris la simple difficulté à payer une nourriture saine ou ses soins de santé (entre un cinquième et un quart des Bruxellois renoncerait à des soins médicaux ou les postposerait pour raison financière).
Mais si les morts excédentaires ne se concentrent pas principalement dans le croissant pauvre, c’est aussi que les classes intermédiaires, même si elles s’en tirent moins mal que les classes populaires, sont tout de même loin de bénéficier des mêmes conditions de santé que les populations aisées.
Ce que dit entre autres la carte, c’est que si l’on considère que ces conditions pourraient et devraient être accessibles à tou(te)s, les classes populaires et une partie au moins des classes moyennes restent, du point de vue des inégalités face à la mort, du même côté de la faux.