Nous sommes désormais nombreux·ses à savoir qu’il est vital de dépasser, à travers nos pratiques et nos luttes, la mise en concurrence que le capitalisme produit entre enjeux sociaux et écologiques. C’est précisément le parti-pris des Actrices et acteurs des temps présents, depuis leur naissance d’une rencontre entre métallurgistes et agriculteurs en 2013.
Les semaines et les mois qui viennent vont remettre le local à l’agenda politique. On entend ici et là que pourraient bien s’y trouver les réponses aux très nombreuses questions qu’ont suscitées les résultats électoraux de France comme de Belgique. Aller à la rencontre de ce peuple perdu de vue devient une priorité pour les partis qui n’ont pas compris d’où venait ce coup de barre à droite, voire très très à droite… Pourtant jusqu’ici, les représentants politiques ont plutôt snobé les formes de solidarités qui s’y construisent « par le bas », quand ils ne sont pas directement entrés en conflit ouvert avec elles. Les luttes de territoires, les luttes sociales ou l’écologie populaire tentent précisément, chacune à leur façon et assez peu souvent de façon concertée, de refonder des zones d’audace, d’autonomie et d’entraide qui sont autant de repoussoirs pour des partis réactionnaires pourtant tellement amoureux des terroirs…
À Anderlues existe, depuis presque deux ans, un lieu dénommé « Hôtel du Peuple » qui loge dans ce qui était l’ancienne poste centrale de la commune des personnes à l’habitat précaire. Familles monoparentales, retraités à la maigre pension, demandeurs d’asile en attente de statut, jeunes gens en recherche d’un habitat collectif, l’Hôtel est accueillant. Le groupe qui en est à l’initiative provient tant des milieux zadistes que des gilets jaunes et l’offre de logements n’est pas sa seule proposition pour un voisinage qui vit des appauvrissements empilés et durables. Il y existe aussi une donnerie de vêtements et d’objets, un dépôt de colis alimentaires, une école de devoirs : le squat est ouvert tous azimuts, même le carnaval s’y prépare et Saint-Nicolas s’y fête en fanfare. Les gens de l’Hôtel viennent également en aide aux maraîchers locaux en échange, ou non d’ailleurs, de légumes frais. Voilà typiquement une situation qui tient de la lutte de territoire, de la lutte sociale et de l’écologie populaire et qui pourrait donc bien intéresser celles et ceux qui pensent que les quartiers détiennent les clés du futur démocratique. Qui pourtant sera étonné de constater que le pouvoir politique local est très remonté contre cet Hôtel ? Que son existence même lui est inacceptable et fait figure d’affront permanent ? Et s’il ne l’a pas déjà poussé hors de ses murs, c’est que l’intelligence politique de l’équipe est grande, comme son culot et son courage.
Aller à la rencontre de ce peuple perdu de vue devient une priorité pour les partis qui n’ont pas compris d’où venait ce coup de barre à droite, voire très très à droite...
C’est le type même de proposition sociopolitique qui devrait nous amener à poser deux questions. Comment les luttes de territoire et l’écologie populaire peuvent-elles faire cause commune et avancer sans méfiance et sans qu’une formule de reprise territoriale soit jugée supérieure à l’autre ? Et puis aussi comment ces luttes peuvent-elles devenir le ferment d’une organisation socio-politique territoriale qui permettrait d’instaurer durablement des zones d’audace et de solidarités non dépendantes des pouvoirs politiques ?
On ne sait jamais très bien ce qui décide d’un engagement. Par quoi est-on si profondément touché pour se lancer dans une lutte dont on perçoit pourtant vaguement ce qu’elle coûtera en moyens et en temps, ce qu’elle engendrera en conflits ou en tensions et ce qu’elle générera en insécurité et en inquiétude ? La lutte peut aller chercher loin, fouiller profond. On est parti au combat, on se demande pourquoi. Pourquoi ça, pourquoi là, pourquoi moi ? Ce qui décide d’une lutte de territoire, comme d’une lutte sociale d’ailleurs, est finalement de l’ordre de l’enfoui et de l’intime. Mais d’un intime qui se sent étriqué d’être seulement intime. D’un intime qui, en cherchant des résonances, finit par trouver le collectif.
L’injustice est un puissant moteur à fabrication de collectivité et l’indignation (peutêtre la colère) est un désinhibiteur formidable : ensemble, injustice et indignation peuvent certes soulever des montagnes, mais aussi sauver des forêts, empêcher un aéroport ou stopper une autoroute : la liste pourrait être interminable tant l’injustice et l’indignation (peut-être la colère) forment un cocktail capiteux. Elles fournissent les conditions nécessaires à la transgression et procurent cette sensation de flottement que connaissent bien les marcheurs. Je suis marcheur, je sais de quoi je parle : je sais qu’à un moment de la marche, les endorphines saisissent le pas et s’en vont cheminer toutes seules. La lutte ne serait rien sans l’audace que procure l’ivresse d’être dépassé dans sa propre démarche. C’est ce dépassement qui invite à faire des choses jamais faites et à penser des choses jamais pensées. C’est ce dépassement qui, par exemple, autorise à produire de l’action et de la pensée profondément poétique et politique.
Et puis, il y a aussi, il y a bien sûr, la communauté qui naît de cette intimité transgressée et de cette audace qu’on s’est communément autorisée. Lutter, c’est « se fatiguer ensemble » selon une formule qu’emploie souvent l’actrice des temps présents Martine De Pauw, qui est elle aussi marcheuse – et ce n’est vraiment pas un hasard. Se fatiguer et créer, sur la fatigue, une communauté, paraît de prime abord assez improbable. Chacune et chacun vient à la lutte avec son pesant d’intime et d’indignation, l’assemblage parait le plus souvent bancal : on ne parierait pas sur sa durée. Et pourtant cette composition finit le plus souvent par ressembler à un collectif plus ou moins cohérent dans ses objectifs et dans ses pratiques. Là aussi, ces moments de compagnonnage et de coudoiement tournent la tête. On se sent emporté dans cette communauté de combat, on voudrait n’avoir jamais à la quitter. C’est autour d’elle que s’organise, pendant un moment parfois très long, l’essentiel de la vie sociale.
Injustice, indignation, colère, audace, transgression, collectif, communauté, ivresse : voilà peut-être à partir de quoi et avec quoi faire lutte.
J’en reviens alors à une de mes questions. Pourquoi une fois la lutte remportée (ou perdue d’ailleurs, mais partons de l’hypothèse que l’engagement a été victorieux), la lutte s’arrêtet-elle ? On me dira : le contentement de la mission accomplie, la fatigue, le temps passé, la disponibilité comptée, les fâcheries même parfois, tout cela autorise à refaire son sac une fois la victoire acquise. Oui. Non. L’analyse qui vaut pour un zoning industriel, une usine polluante, une coupe de forêt, pourrait pourtant s’appliquer au productivisme tout entier, au productivisme et à son monde de zonings, de pollution et de coupes à blanc. Pourquoi alors s’arrêter en chemin ?
Dans une marche qui reliait entre eux des territoires en péril, nous (nous : Actrices et acteurs des temps présents) avions demandé à chaque étape au comité qui nous recevait quelles étaient selon lui les conditions de succès d’une lutte. Les quatre éléments nécessaires pour remporter une lutte, glanés, élaborés et travaillés au fil des étapes avaient été les suivants :
Lutter, c’est « se fatiguer ensemble ».
Peut-être que le plus compliqué reste de créoliser les communautés de lutte. Aller chercher loin son altérité demande un décentrement qui reste problématique. Les communautés de lutte, pour bigarrées qu’elles soient, restent tout de même ressemblantes. Par exemple, la lutte de territoire n’est pas l’écologie populaire qui est elle aussi, intensément, une question territoriale. Jean-Baptiste Comby le dit bien dans son recommandable Écolos, mais pas trop [1] : « […] la question du foncier devrait également être, comme les travaux de Fatima Ouassak et Geneviève Pruvost le soulignent, au cœur des politiques de l’écologie pour, d’une part, permettre aux groupes précarisés et racisés de posséder un territoire à partir duquel retrouver le pouvoir d’exister fièrement et pour, d’autre part, accorder aux écologistes non capitalistes l’autonomie que requiert le développement des alternatives ».
Proposer que les luttes de territoire entrevoient la possibilité d’une écologie populaire, c’est peut-être rejouer le film de la fin du monde et de la fin du mois ; c’est buter sur les mêmes difficultés d’imprégnation et d’entendement de ces combats cousins. La question du territoire et de comment l’approprier en le partageant est pourtant une question commune. On pourrait partir de là. Car cette union va vite s’avérer indispensable.
Il n’est pas douteux en effet que les semaines et les mois qui viennent verront renaître un intérêt singulier pour les quartiers, les bourgs, les périphéries où les votes populaires se sont marqués très à droite, que cela soit en France, en Belgique ou ailleurs en Europe et sur la planète. Il faut alors s’attendre à entendre (on les entend déjà) des discours qui appelleront à « faire remonter la parole ». Mais il faut évidemment que la parole reste là où elle est, qu’elle s’échange entre luttes de territoires et écologie populaire, qu’elle se nourrisse et s’engendre mais qu’en aucun cas elle ne « remonte ». Il s’agit au contraire de la rendre impropre à toute forme d’instrumentalisation et d’interprétation : son incompatibilité représente même sans doute la dernière chance pour que les quartiers, les bourgs ou les périphéries se rendent intransigeants à la menace fasciste.
C’est ce que les Actrices et les acteurs des temps présents appellent « faire pays dans le pays [2] » et cette façon de se réapproprier le territoire, tant contre des grands projets inutiles et imposés que pour un combat social porté par une écologie populaire, font partie des débats urgents à tenir. À l’Hôtel du Peuple en tout cas, on est déjà dans le pays.
Il n’existe pas de lutte jalouse et victorieuse.
[1] J.-B. COMBY, Écolos, mais pas trop… Les classes sociales face à l’enjeu environnemental, éd. Raisons d’agir, 2024.
[2] Sur le pays, voir le site des Actrices et acteurs des temps présents : https://www.aadtp.be