Pour les techno-solutionnistes, l’affaire est entendue : réduire notre impact environnemental n’exige pas de repenser notre système productif – notamment ses finalités – mais d’en augmenter l’efficience et l’efficacité par le biais de l’innovation. Détricotage d’une pensée magique qui nous détourne, individuellement et collectivement, des véritables causes de la dévastation écologique.
Loin de constituer une doctrine unifiée, le techno-solutionnisme se décline en plusieurs courants de pensée. Au-delà de ces différences, ce référentiel repose sur des notions biaisées voire inadéquates qui empêchent de penser correctement la question environnementale, tout en contribuant à forger des mythes qui irriguent le sens commun.
Qu’il s’agisse de transport, de chauffage ou d’éclairage, de nombreux dispositifs réclament aujourd’hui moins d’énergie qu’avant. Prenons par exemple la technologie des LED : pour un éclairage comparable à celui de sa consœur à incandescence, une ampoule LED consomme 4 à 5 fois moins d’énergie. Pareil pour la mobilité automobile : les voitures thermiques consomment beaucoup moins que dans les années 1970. En dépit de ces évolutions qui semblent créditer le techno-solutionnisme, les émissions globales de GES restent en augmentation. Comment expliquer cet apparent paradoxe ?
Dans The Coal Question (1865), Stanley Jevons, un économiste anglais, observe une forte augmentation de la consommation de charbon en Angleterre alors que son extraction réclame de moins en moins d’énergie. Entre 1830 et 1863, l’intensité énergétique de la production de fer a en effet dégringolé en Angleterre : à la faveur des améliorations techniques, produire une unité de fer réclame deux tiers de charbon en moins. Sur la même période, pourtant, la consommation totale de charbon a été décuplée. Jevons aboutit à la conclusion suivante : les économies permises par une meilleure performance énergétique ont gonflé les investissements dans le secteur et ont permis de généraliser la machine à vapeur dans les manufactures, augmentant ainsi la consommation totale de charbon.
Un siècle plus tard, le travail de deux économistes, Daniel Khazzoom et Leonard Brookes, portant sur les conséquences des chocs pétroliers, confirme les conclusions de Jevons. Si la crise de l’énergie des années 1970 a favorisé l’essor de voitures moins gourmandes, cette baisse de l’intensité énergétique [1] n’a nullement entraîné une baisse de la consommation totale de pétrole – bien au contraire. En effet, la hausse de la performance énergétique des voitures a certes baissé le coût du transport au kilomètre, mais au prix d’une augmentation des distances parcourues – qui a induit une consommation globale de carburant de plus en plus importante. Ce constat vaut pour de nombreux domaines, comme celui du chauffage : en France, bien que la consommation moyenne ait fortement baissé de 1973 à 2005 (de 365 à 215 kWh par mètre carré), la consommation totale d’énergie dévolue au chauffage a, sur la même période, augmenté de 20 %. C’est que les économies réalisées par les ménages ont induit une hausse de la température moyenne des logements, annulant de fait les gains en efficience énergétique.
La conclusion contre-intuitive qu’expriment le « paradoxe de Jevons » et le « postulat de Khazzoom-Brookes » renvoie à ce qu’on appelle plus communément l’effet rebond : augmenter la performance énergétique d’une technique, ou plus généralement celle d’un régime productif, n’induit pas nécessairement une baisse totale de l’énergie consommée. Est-ce à dire qu’on devrait revenir à l’ampoule à incandescence et renoncer à isoler le bâti ? Poser la question en ces termes reviendrait à dépolitiser les enjeux que soulèvent les « dérèglements » climatiques et, plus largement, la dévastation écologique en cours. C’est également faire droit au référentiel solutionniste qui réduit le champ des possibles à une alternative entre une technophilie béate et une technophobie rétrograde.
Les économies réalisées par les ménages ont induit une hausse de la température moyenne des logements, annulant de fait les gains en efficience énergétique.
Ce que l’effet rebond nous apprend, c’est que l’amélioration de la performance énergétique de nos techniques constitue une condition nécessaire mais absolument insuffisante pour réduire la consommation totale d’énergie et notre impact environnemental. Ce qu’il interroge, c’est la finalité même de nos régimes productifs : si celleci reste le profit et l’accumulation, on voit mal comment les gains tirés de la baisse de l’intensité énergétique pourraient ne pas induire une hausse de la consommation totale d’énergie. En dernière instance, l’effet rebond pose la question du pouvoir et de la démocratie économique : qui élabore les choix productifs ? Qui participe aux décisions portant sur les techniques à développer ou améliorer ? On le voit, si l’effet rebond soulève évidemment des questionnements techniques, il nous adresse en fin de compte une question politique.
L’effet rebond pose la question du pouvoir et de la démocratie économique : qui élabore les choix productifs ?
Les discours dominants sur l’environnement voient dans l’innovation technique la voie royale pour réduire la consommation d’énergie et ainsi dissocier la croissance économique de ses impacts écologiques. En d’autres termes, il s’agit de « découpler » l’économie et l’environnement en réduisant substantiellement les émissions de GES sans renoncer au principe d’une croissance infinie. S’il est avéré que, depuis 1970, le développement technique a contribué à une baisse de 30 % de l’intensité énergétique, un « découplage » est-il possible, et sera-t-il suffisant ?
Commençons d’abord par distinguer deux types de découplage. Le premier, dit absolu, renvoie à un scénario où les impacts environnementaux restent stables (voire diminuent) tandis que le PIB augmente. Le second, dit relatif, désigne une situation où ces impacts augmentent, mais moins rapidement que la croissance.
Dans le cadre d’une synthèse de 800 articles scientifiques, des chercheur·euses ont établi qu’il n’existe que quelques rares cas de découplages absolus, ceux-ci nécessitant des politiques publiques radicales pour advenir. Problème, les quelques découplages observés n’en sont tout simplement pas si on prend en considération les émissions importées, celles qu’on attribue aux pays vers lesquels nous avons massivement délocalisé nos usines depuis le début du siècle et dont les normes environnementales ne sont pas comparables aux nôtres.
Quant au découplage dit relatif qui, lui, a été attesté au niveau mondial pour la période 1990-2018, le GIEC avance qu’il ne sera tout simplement pas suffisant pour atteindre les objectifs climatiques fixés par l’Accord de Paris, qui réclament une baisse des émissions de GES en valeur absolue. Sans compter que, selon une étude du Bureau Européen de l’Environnement, cette baisse doit être durable, rapide et mondiale.
Symptomatique des discours dominants sur l’environnement, certaines déclinaisons du découplage semblent ignorer que la pollution ne se limite pas à l’atmosphère. Les nouvelles technologies de l’information et de la communication, censées permettre l’exploitation de sources d’énergies moins carbonées, reposent sur une pollution accrue des sols et des eaux due à l’extraction et l’exploitation de minerais et de terres rares. Dès lors, un éventuel « découplage » doit aussi être global, c’est-à-dire viser la réduction de tous les impacts environnementaux : atmosphériques certes, mais également relatifs aux eaux et aux sols.
En 1972, Les Limites à la croissance, mieux connu sous le nom de Rapport Meadows, suggéra qu’une croissance infinie était impossible dans un monde fini. Pourtant confirmées par plusieurs études récentes, les prévisions de ce rapport, basées entre autre sur les apports des sciences physiques, n’ont pas (encore) eu raison de la notion de « découplage ». Et pour cause : la « science » économique dominante, principal référentiel des discours et des politiques publiques en matière environnementale, fonctionne essentiellement en vase clos : ignorant la plupart du temps les apports des sciences physiques (et sociales, pourrait-on ajouter), ses modélisations ne s’encombrent pas des contraintes et limites naturelles : pas vu pas pris ! Sur de telles bases, la croyance d’un découplage entre l’économie et l’environnement peut évidemment prospérer.
À travers son plan stratégique Go4Brussels 2030, la Région entend mener une « politique de recherche et d’innovation au service de la transition économique, sociale, solidaire et climatique », un référentiel comparable à celui des instances internationales (OCDE, Banque mondiale, FMI) et supranationales (Union européenne). Réduire notre impact environnemental impliquerait de s’engager dans une « transition » qui sera assurée par l’« innovation ». Du fait de la variété des adjectifs qu’on lui accole, la « transition » apparaît comme une notion polysémique, permettant ainsi des réappropriations plurielles : on la retrouve aussi bien dans les memorandums patronaux que dans certains manifestes écologistes. Si l’on réduit la focale à la question énergétique, recourir à la notion de « transition » se révèle tout simplement inadéquat. Dans son ouvrage Sans transition, Jean-Baptiste Fressoz montre combien l’histoire de l’énergie est prisonnière d’une conception « phasiste » selon laquelle les sources d’énergies se substitueraient les unes aux autres : il y aurait eu l’âge du bois, puis celui du charbon, ensuite les âges de l’électricité puis du pétrole. Bref, l’histoire de l’énergie serait une succession de « transitions » énergétiques.
Ce récit est infondé : plutôt que de substitution, il faudrait parler d’accumulation. En effet, l’exploitation d’une « nouvelle » source d’énergie n’a jamais induit le remplacement de la « précédente », bien au contraire. Ainsi, bien que dans l’imaginaire occidental le charbon soit associé à une période révolue, on n’en a jamais autant brûlé qu’aujourd’hui. Quant au bois, on en consommait plus dans les années 1990 qu’au milieu du XIXe siècle.
L’électrification du parc automobile, censée représenter une « transition vers une mobilité à basses émissions » (electrify.brussels), esquisse les mirages d’une stratégie fondée sur une substitution énergétique. Tout d’abord, la production d’électricité, premier poste mondial d’émissions de CO² devant les transports, est encore massivement tributaire des énergies fossiles. Ensuite, qu’elle roule au diesel ou à l’électricité, une voiture constitue un assemblage d’acier, de fer et de verre dont la fabrication repose sur les énergies fossiles, sans oublier ce qu’exigent les infrastructures routières : « Pour chaque mètre linéaire d’autoroute, il faut en moyenne extraire 30 tonnes de sable et de gravier et déplacer au moins 100 mètres cubes de terre de terrassement. Parfois beaucoup plus. Un kilomètre, c’est autant de masse qu’un hôpital… et une surface totale de 10 hectares, souvent soustraite aux terres agricoles [2].. » Enfin, tandis que le nombre de voitures particulières et celui des kilomètres parcourus augmentent, le poids et la puissance moyennes des véhicules thermiques a explosé depuis une vingtaine d’années – tout comme celles de voitures électriques, qui ont en moyenne pris 600 kg entre 2010 et 2020.
Symptomatiques de la réduction de la question environnementale à son volet climatique, les stratégies fondées sur la « transition énergétique » présentent un autre point aveugle : le manque voire l’absence de prise en compte de la matérialité des enjeux qu’elles prétendent pouvoir traiter. Le référentiel « transitionniste » tend en effet à circonscrire le regard à ce que génère un dispositif technique donné, sans s’encombrer de ce que ce même dispositif requiert. Ainsi, les partisans de l’électrification de la mobilité insisteront sur la réduction des émissions qu’elle permet, en oubliant le plus souvent ce sur quoi elle repose : l’extractivisme accru de matériaux (minerais, terres rares), rendu possible par l’exploitation de populations non-occidentales – enfants compris. Ignorer la matérialité inhérente à la question environnementale revient ici à oublier que la mobilité automobile n’affecte pas que le climat mais également les sols et les eaux, dont la pollution, selon l’Agence Européenne pour l’Environnement, augmentera à la faveur de l’électrification de l’automobile.
Bien que dans l’imaginaire occidental le charbon soit associé à une période révolue, on n’en a jamais autant brûlé qu’aujourd’hui.
Embouteillages ? Insécurité ? Manque de « participation citoyenne » ? Autant de « problèmes » urbains auxquels correspondraient des « solutions » d’ordre technique. Voici, en substance, le référentiel de la Smart City (ville intelligente), qui irrigue désormais l’action publique du niveau supranational à l’échelon local. Si la notion émane du champ économique – en particulier du secteur informatique et des nouvelles technologies (IBM, Cisco Systems, p.ex.) – les pouvoirs publics s’en sont emparés, à l’image de la Région bruxelloise qui la définit comme « une ville qui utilise des solutions intelligentes, basées sur les données et certaines technologies, pouvant conduire à une meilleure qualité de vie au sein d’une région ».
Évidemment, l’un des arguments mobilisés pour soutenir cette trajectoire technologique est d’ordre écologique : « la smart city se pense en mode durable, donc économise l’énergie, l’eau, les matières premières, l’alimentation, les ressources financières. » Première observation, ce discours ne s’encombre nullement de l’existence d’effets rebond, phénomène connu depuis pourtant plus de 150 ans. Plus fondamentalement, il masque l’énorme impact environnemental du secteur numérique. Celui-ci émet déjà deux fois plus de GES que le transport civil aérien et mobilise près de 10 % de l’électricité mondiale – sans oublier les datacenters qui, en plus d’accaparer le foncier (parfois agricole), consomment énormément d’eau [3]
Si la Smart City pose question en raison de ses impacts, notamment environnementaux, elle repose également sur une conception problématique de la société et de la ville. Celle-ci est en effet conçue comme « un grand système technique, d’objets et de personnes [où] chaque “problème urbain” est […] vu comme un dysfonctionnement d’un sous-système particulier […] Arrive ensuite la solution : des algorithmes, toujours plus développés, qui permettront de corriger ces dysfonctionnements » [4]. Est évacuée, de la sorte, toute la complexité du réel et, partant, l’analyse des véritables causes des « problèmes urbains ».
La réponse « intelligente » aux embouteillages illustre les apories du référentiel. Plutôt que d’engager une réflexion sur les véritables causes de la congestion, le discours smart va y voir un dysfonctionnement d’ordre technique que des dispositifs connectés pourraient résoudre. Pour reprendre les termes d’un rapport qu’IBM offrit gracieusement à la Région, celle-ci devrait « déployer des technologies intelligentes [pour] une meilleurs fluidité du trafic » comme des feux dont la succession des couleurs s’adapte aux flux ou des dispositifs indiquant la disponibilité du stationnement en temps réel. Vous croyiez que la congestion s’expliquait par l’augmentation des kilomètres parcourus et la croissance du parc automobile, elles-mêmes dues à un manque de régulation et de planification ? La Smart City vous décharge de telles pesanteurs intellectuelles : circulez, y a rien à voir !
Inter-Environnement Bruxelles
[1] « L’intensité énergétique finale d’un pays désigne la quantité d’énergie finale utilisée dans l’économie une année donnée pour produire une unité de PIB. Elle est calculée comme le ratio “consommation finale d’énergie / PIB” et est généralement exprimée en tonnes équivalent pétrole (tep) par unité monétaire (dollar, euro) », geoconfluences.ens-lyon.fr.
[2] N. MAGALHÃES, « L’autoroute et le marchand de sable », Le Monde diplomatique, avril 2024.
[3] Si le secteur technologique brandit souvent la « durabilité » voire la « sobriété » de ses produits et de sa démarche, il sait opportunément abandonner ses contorsions publicitaires. Déplorant la baisse d’activité de ses membres tout en appe- lant l’État à la soutenir, la fédération belge des « entreprises technologiques » (Agoria), n’hésite pas, outre l’indexation des salaires, à pointer « le prix de l’énergie, qui touche aussi particulièrement notre secteur, celui-ci étant un gros consommateur. » (Le secteur technologique dans le rouge vif en Belgique, déplore Agoria, L’Écho, 23 octobre 2024).
[4] M. Van Criekingen En cas de crise du logement, contactez votre administrateur système in Bruxelles en mouvements n°281, avril 2016.