Aux numéros 12 et 14 de l’avenue du Port situés dans la commune de Bruxelles en bordure de canal, se dressent depuis 1994 les bâtiments de la KBC (Kredietbank and CERA Bank) (image1).
Se dressent ? Il semble que dans un proche futur il nous faudra conjuguer le verbe au passé, car le terrain et ses bâtiments ont été acquis par un nouvel opérateur qui entend bien transformer cet îlot… drastiquement. Et si certains se réjouiront de voir ces immeubles de bureaux de « style postmoderne néoclassique » enfin démantelés, et quel que soit le jugement esthétique que l’on puisse porter sur ceux-ci, il y a plus à en dire et plus à en penser. En effet, revenir sur ce projet et l’attitude du promoteur immobilier nous semble particulièrement intéressant, tant ce projet est exemplatif de l’état d’esprit de ce qui se dessine et se profile le long de la voie d’eau [1].
En 1998, les trois immeubles de la KBC sont inaugurés. En 2015, après 17 ans de bons et loyaux services, et suite aux restructurations du secteur bancaire, ces bâtiments sont vendus pour la somme de 22,5 millions d’euros, la banque n’ayant plus l’usage de ces bureaux.
Suite de l’aventure, en 2017 l’association OFFICE KGDVS-NFA-Bas Smets gagne le concours d’architecte lancé par le promoteur Triple Living, Brussels Bouwmeester, la commune de Molenbeek et les autorités régionales. 30 équipes, 3 propositions finales, un seul gagnant. Et tout le long donc, du travail gratuit presté par les autres équipes [2].
Conclusion du promoteur, pour transformer cet îlot monofonctionnel de bureaux de banquiers en îlot monofonctionnel (ou presque) de logements à destination des classes moyennes supérieures, une seule solution : la démolition-reconstruction.
En substance, la demande de permis d’urbanisme et d’environnement porte sur la démolition des trois bâtiments de bureaux existants qui devraient laisser place à un ensemble d’immeubles de logements (21 915 m², soit 240 logements), un hôtel (4 372 m²), un équipement d’intérêt collectif (66 m² ou 88 m² dont la destination n’est pas encore connue), des bureaux (1 584 m²), des commerces (sans doute une crèche et une brasserie), ainsi qu’un parking de 200 emplacements répartis entre le sous-sol et l’air libre.
Revenons en quatre points sur quelques éléments interpellants.
1.- Le greenwashing
Tout nouveau quartier/immeuble/etc. se doit d’être « écolo » : matériaux passifs, toiture verte, récupération des eaux de pluies, etc. Pour partie, ces éléments répondent à des obligations légales, mais ce qui est tout à fait passionnant c’est leur packaging : « éco-quartier », « bâtiment exemplaire », qu’importe si ce que l’on projette de construire est en soi par sa forme (par exemple de hauts immeubles) un non-sens écologique.
Avenue du Port, les nouveaux bâtiments sont également exemplaires, ils ont également des citernes de récupération des eaux pluviales, des toitures vertes, des cellules photovoltaïques, des espaces arborés d’essences locales… En lieu et place d’un bâtiment qui n’a pas 25 ans !
L’empreinte écologique de la démolition-reconstruction de l’îlot semble complètement laissée pour compte, et a à peine été évoquée par les pouvoirs publics lors de la Commission de concertation.
Rappelons par ailleurs que si les coûts directs liés à la démolition-reconstruction (enlèvement des décombres, dépollution éventuelle, etc.) sont pris en charge par le promoteur, la pollution et le gaspillage de ressources sont quant à eux supportés par tous, par une seule terre, un seul monde [3].
Et comme le rappelait un riverain : pour les habitants, il s’agit de se préparer à plusieurs années de travaux, c’est-à-dire plusieurs années pendant lesquelles il faudra garder les fenêtres fermées en journée et profiter d’un réveil gratuit à 6 h.
2.- Little boxes on the hillside, Little boxes along the canal [4]…
Les chargés de mission d’IEB parcourent depuis quelques années des demandes de permis de lotir, des demandes de permis de bâtir tout le long du canal industriel de Bruxelles (Tour et Taxis, Dépôt design, Wharf pour ne citer que ceux situés dans la portion du canal dont il est ici question). Chacun de ces projets est exemplaire, chacun propose de développer du logement dont Bruxelles manque tant, chacun est éco-responsable… et en fait, ils se ressemblent – presque – tous.
De petits, de moyens, de hauts cubes blancs, sont en germe partout… tous blancs ? Non pardi, justement le projet qui nous intéresse propose une variation : une tour, heu pardon, une émergence [5], blanche, verte et orange. Tous carrés ? Alors là oui.
Et si la question de la forme est soumise à considération subjective et esthétique, la réplication et la multiplication du même objet urbain sur une portion congrue du territoire bruxellois pose de sérieuses questions.
En effet, il y a 10 ans de cela, la très grande majorité des promoteurs immobiliers construisaient du bureau, il s’agissait alors du segment le plus rentable de l’immobilier. Mais d’une part, il y a eu une assez forte spéculation, et trop de m² de bureaux ont été construits, et d’autre part les bureaux de l’époque ne sont plus ceux que souhaitent les activités tertiaires d’aujourd’hui. Bilan des courses ? À Bruxelles on trouve plus d’un million et demi de m² de bureaux vides !
Retour en 2018, désormais, les promoteurs sont tout en affaire pour construire du logement moyen supérieur/de standing acquisitif, essentiellement des appartements deux chambres, essentiellement dans des tours, pardon pardon, émergences, et pour partie le long du canal et/ou dans les quartiers populaires. Oui mais, cette fameuse crise du logement, n’est pas la crise de tous les logements. C’est une crise du logement abordable. Or de logements abordables il n’est pas question ici. Alors qui occupera ces espaces ? Qui les achètera ? Des investisseurs, des habitants ? Et qu’en sera-t-il de cette forme urbaine dans 25 ans ? Si elle ne plaît plus, si les appartements sont trop nombreux et ne peuvent pas être loués à un prix intéressant, seront- ils détruits à leur tour ? Avec quel impact écologique (à nouveau) ?
La faible diversification de l’offre de logements en projets le long du canal devrait inquiéter les pouvoirs publics, à tout le moins ils pourraient plaider pour une plus grande modularité de ces espaces.
En corollaire, l’effet cumulatif de ces différents projets est insuffisamment pris en compte. Dans le cas qui nous concerne, 240 nouveaux ménages viendront s’installer sur l’ancienne parcelle de la KBC, 397 dans le projet Tivoli de CityDev, et au moins 200 sur le site de Tour et Taxis. Or, ce quartier est déjà l’un des plus dense de Bruxelles. Cette densification en population, en emprise au sol aura forcément des impacts importants sur le quartier. En terme de besoin en équipements, mais également en terme de mobilité. Sans compter les effets induits : si les écoles manquent dans le quartier, les parents parcourent de plus longues distances, dans le meilleur des cas en transport en commun.
3.- Un projet qui ne répond pas aux besoins du quartier
Le quartier maritime fait partie d’un vaste espace populaire au sein de la ville. Une part importante des personnes qui y habitent sont dans une situation socio-économique difficile. Le taux de chômage y est de 35% (contre 22% pour l’ensemble de la région), et le revenu médian par déclaration y est de 16 points inférieur à la médiane régionale. Plus de la moitié des ménages sont dans les conditions d’accès au logement social, or le quartier n’en compte même pas 4%.
Non seulement le projet ne répond aucunement aux besoins identifiés des habitants actuels de la zone, mais à cela s’ajoute le fait que le promoteur ne « souhaite pas réaliser 15% de logements encadrés et/ou conventionnés ».
Le projet tel qu’il se présente est la création d’un îlot dense, de ménages aisés, au sein d’un quartier populaire. Les retombées positives pour les habitants risquent d’être faibles voire inexistantes. Au contraire, le risque n’est pas nul qu’un tel projet ait un impact sur les valeurs foncières des parcelles voisines et participe indirectement à l’accroissement des difficultés rencontrées par de nombreux ménages sur le marché du logement. Au regard de quoi, les 88 m² d’équipements collectifs envisagés par le promoteur sont simplement insuffisants, voire inacceptables.
De nombreux ménages sont mal logés, ils ont besoin de logements à bon marché. Au risque de nous répéter, les appartements en projet ne se destinent pas à la population locale, et surtout ne répondent pas aux besoins de celle-ci.
4.- Le refus de payer les charges d’urbanisme
Dès le début du projet, le promoteur a explicitement dit qu’il se refusait à payer les charges d’urbanisme sous forme de logements sociaux. En réalité, la phrase est bien plus courte : le promoteur souhaite éluder le paiement des charges d’urbanisme.
La raison évoquée est la suivante : il détruit des m² de bureaux, pour les remplacer par du logement et souhaite bénéficier de l’exemption des charges d’urbanisme prévues par la Région dans ce cas de figure.
Il est certain que mathématiquement, le projet amènera à la diminution du nombre de m² de bureaux. Mais il nous semble que cet argument ne tient pas pour au moins trois raisons.
D’une part, le promoteur prévoit de physiquement détruire des bâtiments qui sont encore en très bon état. Ce choix a des impacts écologiques importants, et envoie un message désastreux du point de vue environnemental aux autres promoteurs immobiliers : qu’importe de penser un bâtiment sur le très long terme, puisqu’à Bruxelles on peut les détruire au bout de même pas 25 ans.
D’autre part, comme indiqué dans la note explicative « le projet anticipe le futur parc Beco [...] ». Ce qui signifie que le promoteur entend bien tirer une rentabilité partiellement induite par le développement d’un espace vert public en front de canal. Sans nier le fait qu’un peu de verdure le long du canal profiterait à de nombreux habitants actuels du quartier, la création de ce parc bénéficiera directement au projet de Triple Living. Tant au niveau de la communication qui est mise en place pour vendre les appartements, qu’au niveau des bénéfices qu’il sera possible de réaliser. Puisque le promoteur tirera avantages de cet investissement public, il nous semble d’autant plus important de réclamer des charges d’urbanismes réalistes et de les affecter au logement social.
Finalement, comme évoqué précédemment, l’exemption des charges se réfère à une époque durant laquelle la promotion immobilière construisait essentiellement du bureau (alors extrêmement rentable). La multiplication des projets de logements moyens ou de standing donne à penser que ce segment immobilier est désormais fort rentable. Cette exemption revient donc, dans le cas qui nous occupe à offrir purement et simplement de l’argent public à Triple Living.
Par ailleurs, le simple fait d’avoir mentionné que si charges il y avait, elles ne seraient pas livrées en logements sociaux témoigne d’une volonté d’homogénéité sociale à l’échelle de l’îlot particulièrement mal venue au vu de sa situation géographique.
Une fois encore nous nous retrouvons face à un projet de démolition-reconstruction de grande ampleur dont ni l’incidence environnementale ni le coût pour la collectivité ne semblent avoir été mesurés à la hauteur de leur impact réel. L’argument de la pénurie de logements à Bruxelles semble avancé de manière récurrente pour justifier la multiplication d’opérations spéculatives. Ces opérations financières ne répondent aucunement au manque criant dont souffre réellement la Région et les Bruxellois : du logement abordable.
Quels que soient l’avis rendu par la Commission et le permis délivré au promoteur Triple Living, l’analyse même succincte de ce projet nous permet de mettre en exergue les éléments auxquels il nous faut et nous faudra être attentifs dans nos luttes urbaines.
1.- Refuser et remettre en question la déconnexion entre les projets d’acteurs capitalistes et les besoins des habitants.
2.- Lutter pour que le volet écologique ne soit pas un vernis, mais se traduise en actes et en choix dans les dynamiques immobilières : ne plus accepter de détruire ce qui est encore en bon état, refuser de construire ce qui ne conviendra que durant 25 ans.
3.- Faire contribuer ceux qui s’enrichissent, et tenir bon.
4.- Construire et faire construire du logement social.
A minima...
[1] À l’heure d’écrire ces quelques lignes, l’avis de la Commission de concertation n’a pas encore été rendu.
[2] Ces procédures de concours qui amènent les bureaux d’architectes à travailler sans revenus et pression est une situation classique, connue de tous. On ne s’en émeut plus, et pourtant, peut-être que si les bureaux d’architectes étaient moins soumis à la précarité et au stress, ils seraient en mesure de proposer des formes architecturales plus adaptées aux tissus urbains qu’elles vont côtoyer.
[3] Aussi naïve que puisse paraître cette phrase, elle n’en demeure pas moins fausse : toutes les taxes du monde ne compenseront jamais la perte des ressources, la pollution de l’air et de l’environnement direct.
[4] Il s’agit bien d’une référence à l’excellente chanson de Malvina Reynolds.
[5] Peut-être n’avez-vous pas eu l’occasion de découvrir le nouveau jargon urbanistique, désormais on préférera parler d’émergence. Sans doute ce terme rappelle-t-il moins aux Bruxellois les grands projets des quartiers Nord et Léopold.