Inter-Environnement Bruxelles
© IEB - 2021

2022 : Dans la gueule de la promotion immobilière

2022 marque la parution du Bruxelles en Mouvements consacré à la spéculation immobilière et la financiarisation du logement. L’aboutissement d’un important travail collectif en collaboration avec Aline Fares [1]. Une façon aussi de mettre en lumière les forces à l’œuvre derrière l’explosion des prix du logement à Bruxelles.

© Axel Claes - 2024

Depuis sa naissance, IEB s’est toujours intéressé aux promoteurs. C’est en réponse à la bruxellisation des années 60-70, fruit des alliances entre les pouvoirs publics et les promoteurs immobiliers, qu’IEB est créée. Des décennies plus tard, les promoteurs n’ont pas disparu du paysage urbain. IEB est toujours témoin, aujourd’hui, de la multiplication de demandes de permis d’urbanisme pour des projets démesurés dans différents quartiers de la capitale, à commencer par les abords du canal, les alentours du piétonnier, les quartiers Nord et Midi, et le quartier européen. Au sein de ces quartiers, des habitant·es se retrouvent pris·es dans des transformations rapides, potentiellement nuisibles à leur cadre de vie, et contre lesquelles les consultations organisées par les pouvoirs publics permettent peu d’intervenir et/ou résister. Bien souvent ces transformations sont subies et les tours sortent de terre, laissant aux riverains le sentiment de n’avoir que peu de prise sur la fabrique de la ville. Les projets immobiliers des promoteurs s’imposent à nous avec le concours des pouvoirs publics qui délivrent les permis et autorisent les dérogations. Ce faisant, ils transforment profondément le paysage urbain mais, plus encore, ils modifient à la hausse la valeur du sol et contribuent à la flambée des prix du foncier bruxellois, des logements et de leur loyer.

Un financement international

Les principaux promoteurs immobiliers actifs à Bruxelles, comme Immobel, BPI Atenor, Besix, AG Real Estate et d’autres, sont des entreprises dites ’financiarisées’, parce qu’elles font appel aux marchés financiers pour financer le développement de leurs activités, qu’elles sont cotées en bourse, et qu’elles répondent donc aux exigences de rentabilité imposées par ceux qui les financent. Des promoteurs comme Immobel et BPI [2] sont donc certes des acteurs « locaux » (avec au moins la moitié de leurs projets en Belgique) mais ils ont accès à des capitaux internationaux, en grande quantité. C’est ce qui leur donne un immense pouvoir d’achat sur les terrains et pour la construction de projets. Ces promoteurs ouvrent ainsi la porte au déversement d’immenses quantités de capital sur la ville et font office de courroie de transmission pour des capitaux en recherche constante de nouveaux débouchés.

Lorsqu’un promoteur ambitionne de transformer la ville, il a besoin de beaucoup d’argent, d’où l’importance d’accéder aux capitaux de la finance internationale. Tant Immobel que BPI sont des entreprises cotées en bourse. Cela signifie que les actionnaires de ces entreprises – et donc leurs capitaux – peuvent provenir de n’importe où dans le monde, grâce à la libre circulation des capitaux. Cette présence en bourse et la relative notoriété des deux entreprises sur les marchés financiers leur permettent également de « lever » des capitaux en grande quantité, que ce soit à l’occasion d’augmentations de capital (entrée de capitaux frais, et de nouveaux actionnaires) ou d’émissions obligataires (des emprunts sur les marchés financiers, lors desquels les investisseurs ne souscrivent pas des actions mais des obligations, c’est-à-dire des parts de dette de l’entreprise).

Les investisseurs qui souscrivent à ces émissions obligataires et augmentations de capital (c’est-à-dire ceux qui prêtent de l’argent à Immobel et BPI) sont pour l’essentiel des « investisseurs institutionnels » : il s’agit notamment de banques (qui empruntent elles-mêmes sur les marchés financiers et investissent cet argent en achetant actions et obligations d’autres entreprises), de sociétés d’assurance (qui rassemblent les primes d’assurance de leurs clients et achètent elles aussi actions et obligations), de fonds d’investissement de type SICAV (qui rassemblent l’épargne de particuliers), de fonds de pension (qui rassemblent les contributions des salariés en vue de leur retraite) ou de fonds spéculatifs de type « hedge funds » (qui sont généralement localisés dans des paradis fiscaux et rassemblent exclusivement des capitaux de personnes fortunées).

Qu’est-ce que la « financiarisation du logement » ?

La financiarisation du logement est précisément ce qui se passe lorsque nos logements se retrouvent liés à ce financement international. Les gros promoteurs sont au centre de ce processus.

L’objectif premier du promoteur n’est pas de rester propriétaire des immeubles qu’il construit. Les projets qu’il développe sont avant tout des placements financiers destinés à rapporter de l’argent à ceux qui les acquièrent. : le promoteur organise donc la vente des immeubles qu’il fait construire. Il ne fait que passer, emportant beaucoup d’argent avec lui. Mais le coût de l’immobilisation du capital est un élément important. Le promoteur a intérêt à garder les projets le moins longtemps possible en « portefeuille ». Plus le temps entre l’achat du terrain et la vente complète du projet sera long, plus il aura requis de capitaux (le capital « immobilisé » dans l’achat du terrain et du bâti) sur lesquels des rendements sont exigés, intérêts à payer aux banques et aux investisseurs, dividendes à payer aux actionnaires.

La promotion immobilière telle qu’exercée par les gros promoteurs qui dominent le marché bruxellois n’est rien d’autre qu’une histoire d’argent : collecter du capital pour en extraire le maximum et permettre aux investisseurs (et dirigeants) d’en accaparer le plus possible. Ce cycle déconnecté de la vie et des besoins des habitant·es a néanmoins un impact énorme sur la ville et sur le quotidien et les conditions d’existence de la population de Bruxelles. L’exigence de rentabilité vis-à-vis de leurs actionnaires conduit les promoteurs à produire des logements destinés à des occupants aux revenus élevés et/ou dans des zones où les prix augmentent (gentrification accompagnée par les pouvoirs publics).

En effet, les investissements publics augmentent la désirabilité d’un quartier, et dans un marché privé où les prix ne sont pas encadrés (que ce soient les prix d’achat ou les loyers), comme c’est le cas à Bruxelles, cela a pour effet d’augmenter les prix. Les promoteurs pourront donc vendre les logements qu’ils auront produits à un prix supérieur à ce qu’il aurait été sans les investissements publics : ceux-ci sont la garantie d’une adéquation de ces quartiers aux attentes d’une population plus aisée. Comme le souligne Mathieu Van Criekingen [3], « il n’y a pas de gentrification sans action sociale collective […] aucune portion de territoire ne se transforme d’elle-même en actif foncier à haut rendement ou générateur de plus-value ». Les plans canal, de piétonnisation du centre-ville, les contrats de rénovation urbaine et autres plans d’aménagement directeur sont autant de dispositifs publics favorisant l’attractivité des territoires et le rendement pour les acteurs privés.

Grâce à tous ces capitaux collectés, les promoteurs produisent sans cesse de nouveaux logements. Plus exactement, ils ajoutent des marchandises sur le marché du logement, ils les mettent en vente, s’assurant un bénéfice qui sera reversé à leurs actionnaires et investisseurs. Pour des investisseurs, le logement présente trois atouts principaux :

  • Sa rentabilité le rend particulièrement attractif dans une période de taux bas comme celle que nous avons connue ces dernières années ;
  • Sa position de « valeur refuge » (la terre, la pierre, l’or) est appréciée dans des périodes incertaines et autres périodes de « crises » comme celles que nous traversons ;
  • Depuis la pandémie, le logement a de nouveau la cote, le bureau un peu moins, et cela justifie de nouvelles approches et de nouveaux besoins en matière de logement puisqu’on va de plus en plus travailler depuis son domicile (c’est en tous cas une narration sur laquelle surfent les promoteurs soucieux de se montrer « innovants » et « à la pointe »).

Ces atouts en font un produit plutôt facile à vendre., Mais si on y pense un instant, c’est bien celles et ceux qui auront l’usage de ces logements – les locataires et les propriétaires-occupants – qui, par le paiement de leurs loyers ou par leur crédit hypothécaire, par leur travail, donc, alimenteront le flux d’argent qui remonte in fine aux investisseurs, plus-values, dividendes et intérêts [4].

L’impact du logement marchandise

Même s’il est difficile de chiffrer l’impact exact des tendances décrites ci-dessus sur les prix du marché du logement bruxellois, il est indéniable que la production de logement par des promoteurs privés fait monter les prix. Les besoins en produits d’investissements rentables et réputés sûrs sont quasi illimités, encourageant une hausse des prix. Un peu comme sur le marché de la location bruxelloise où les propriétaires justifient des prix élevés par le nombre de candidats à la location de leurs biens.

Ces tendances ne font que renforcer la crise du logement abordable qui est maintenant bien installée à Bruxelles. Il est important d’insister sur la dimension « logement abordable », car ce qui fait crise ce n’est pas tant la construction de logement que l’adéquation de ces logements avec les besoins des Bruxellois.es. En effet, il y a en moyenne 4.000 logements construits chaque année sur le territoire de la Région [5], ce qui est suffisant pour absorber la croissance démographique qui tourne autour de 8.400 habitants en 2023 [6]. Si crise il y a, ce n’est pas en termes de quantité mais bien de qualité : ces nouveaux logements sont des logements privés, petits et chers. Or, ce qui fait cruellement défaut ce sont de grands logements publics pouvant accueillir une famille payant un loyer social abordable. C’est le logement social qui fait véritablement défaut à Bruxelles. Moins de 7% du parc immobilier lui est consacré [7], ce qui place Bruxelles très en dessous d’autres capitales étant parvenues à maintenir une proportion de logements sociaux comprise entre 25% (Paris [8]) et 40% (Vienne [9]). De plus, ce pourcentage ne fait que diminuer à Bruxelles puisque sur les 20 dernières années, la production de logements sociaux n’a progressé que de 4 % (pour atteindre 40.824 unités) alors que le logement privé progressait de 16 % (pour atteindre 602.000 unités). Une évolution qui explique que plus de 53.800 ménages sont sur liste d’attente pour obtenir un de ces logements [10] ! Et ce, alors que la moitié des ménages bruxellois remplissent les conditions pour prétendre à un logement social, ce qui rend encore plus flagrant le décalage entre la réalité socio-économique de notre région et l’offre mise à disposition.

Ce point est d’autant plus problématique qu’il est prouvé qu’un important parc de logements sociaux permet, au-delà de venir en aide aux ménages les plus précaires qui y vivent, de freiner la hausse du marché immobilier. Et à cet égard, il est dommage que Bruxelles se soit privée de cet outil, car le prix de l’immobilier a explosé !

L’augmentation des loyers a un impact d’autant plus fort qu’entre 60 et 65% des logements bruxellois sont loués. Une part qui peut atteindre 80% dans certains quartiers (Cureghem, quartier Midi). Dans une situation d’augmentation des prix sur un marché faiblement régulé, la hausse des prix va avoir tendance à être reportée sur les locataires. Et il a été démontré en effet que depuis 1986, tous les 10 ans à peu près, les loyers augmentent de 20% au-delà de l’inflation [11]. Cela signifie une hausse des loyers à Bruxelles bien plus importante et rapide que celle des revenus des ménages. Et cette situation devient proprement intenable pour les familles aux revenus les plus faibles. Ainsi, l’Observatoire des Loyers (2018) a montré que pour les 40% des ménages bruxellois avec les revenus les plus faibles, seuls 10% du parc locatif est accessible à leur budget. Cela signifie une compétition accrue et des logements loués souvent bien au-dessus de leur valeur objective, voire pour certains l’obligation de vivre dans des logements insalubres. Cela veut dire aussi une part croissante du budget des ménages consacré au logement. Pour les 25% des ménages bruxellois avec les revenus les plus bas, la part du budget consacré au logement s’élève ainsi à 43%, voire à 48% pour les familles monoparentales et 52% pour les isolé.e.s [12].

S’il est en soi inacceptable que la moitié d’un budget soit consacré au seul poste logement, cette situation est d’autant plus difficile qu’elle s’est largement dégradée ces dernières années. Une comparaison internationale montre que pour les 20% des ménages les plus pauvres, la Belgique est le pays où la part du budget consacré aux seuls loyers a le plus augmenté sur la longue période. La comparaison entre les données de 1988 et de 2020 montre en effet que cette part a plus que triplé en Belgique alors qu’elle n’augmentait que de 50% en moyenne dans les pays européens environnants [13].

Une chose est certaine après ce rapide tour d’horizon : la loi de l’offre et de la demande qui sert de justification aux pouvoirs publics et selon laquelle, si les promoteurs construisent, il y aura plus d’offre, et donc les prix baisseront, ne fonctionne pas. C’est un leurre. Cette soi-disant loi est complètement faussée puisque de demande, il y en a deux : certes celle des habitant.e.s d’une part, mais aussi celle des investisseurs d’autre part. Et les deux fonctions auxquelles elles répondent - une fonction sociale d’un côté, et une fonction capitaliste de l’autre - sont antinomiques : l’une a besoin que les prix baissent pour que les conditions de vie s’améliorent, l’autre que les prix montent pour que dividendes et intérêts continuent d’être payés.

La promotion immobilière telle qu’exercée par les gros promoteurs qui dominent le marché bruxellois n’est rien d’autre qu’une histoire d’argent : collecter du capital pour en extraire le maximum et permettre aux investisseurs (et dirigeants) d’en accaparer le plus possible. Ce cycle, déconnecté de la vie et des besoins des habitant·e·s, a néanmoins un impact énorme sur la ville et sur le quotidien et les conditions d’existence de la population de Bruxelles. Alors pourquoi leur laisse-t-on autant de place ? Pourquoi les pouvoirs publics leur aménagent-ils autant d’espaces et leur octroient-ils autant de dérogations ? C’est en cherchant à répondre à ces questions qu’un nombre croissant d’organisations se mobilisent aujourd’hui activement pour lutter contre la crise du logement abordable à Bruxelles [14].

par Claire Scohier

Inter-Environnement Bruxelles

, Martin Rosenfeld

Inter-Environnement Bruxelles


[2Lire leur portrait réalisé par Aline Fares dans le Bruxelles en Mouvements n°316 de février 2022 : Immobel & BPI : deux acteurs majeurs

[3M. VAN CRIEKINGEN, Contre la gentrification, La Dispute, 2021.

[4Visionner également la vidéo d’IEB et Dérive sur le sujet : Mettre fin à la financiarisation du logement

[5Observatoire des permis logement n°10, 2022. Les dernières données disponibles (2020) font état d’une baisse du nombre de logements nets autorisés en Région Bruxelloise (moyenne de 3.400 permis par an sur la période 2018-2020). Cependant, ces chiffres sont influencés par le nombre très bas de permis délivrés en 2020 pendant la période Covid.

[7Il ne faut pas confondre ici logement social et logement à finalité sociale, cette dernière catégorie regroupant différents types de logements publics qui vont bien au-delà du logement social proprement dit. Comme par exemple pour les logements Citydev qui sont explicitement destinés aux classes moyennes mais néanmoins comptabilisés dans le logement à finalité sociale.

[8Les chiffres du logement social à Paris, en 2023, APUR, notes 253, 2024.

[9Guillas Cavan K., Autriche. Le logement social à Vienne : un modèle original à la croisée des chemins, Chroniques Internationales de l’IRES, n° 173, 2021.

[11Périlleux H., Marissal P., 2021, En finir avec la grille des loyers … et la rente locative !, Observatoire belge des inégalités.be.

[12Eurostat, Enquête sur le budget des ménages, 2020.

[13Ibidem.

[14Pour continuer à décrypter cet enjeu, écoutez l’émission radio La brique et le pavé : https://www.radiopanik.org/emissions/la-brique-et-le-pave/