IEB est reconnu de longue date dans le secteur de l’éducation permanente [1] , un mode de financement précieux pour une kyrielle d’associations actives dans divers champs, allant de l’alphabétisation à la défense des droits humains en passant par la préservation de l’environnement. Mais au-delà d’un mode de financement, c’est une philosophie qui vise à mettre sur pied des CRACS (des Citoyens Responsables Actifs Critiques et Solidaires). En 2021, IEB décide d’articuler cette approche autour de deux grandes thématiques chères à son coeur : le droit à la ville et la justice environnementale.
C’est en 1971, peu de temps avant la naissance d’IEB, qu’un arrêté royal établit les conditions d’agréation et d’octroi de subventions aux organisations d’Éducation permanente. Il sera rapidement suivi par l’arrêté de 1976 qui cadrera pendant près de 30 ans le champ de l’éducation permanente. Porté par le mouvement ouvrier, il sera présenté comme « révolutionnaire » en ce sens qu’il concrétisera une décision prise par le pouvoir politique de reconnaître et financer de manière structurelle des organisations dont l’objet consisterait à critiquer, à questionner, à mettre en débat, et donc à remettre en cause l’action et les choix opérés par les pouvoirs publics.
En 1976, le monde ouvrier et populaire reste central dans la pensée des concepteurs du décret : le public de milieu populaire doit représenter 80 % au moins du groupe concerné. En fait, le décret n’anticipe pas la crise du système fordiste et l’effritement de la société salariale. Or, c’est dans ces années-là que commence la désindustrialisation, que s’installent le chômage de masse, la globalisation accélérée de l’économie, la précarisation de l’emploi, la flexibilisation du travail, que se brouillent les frontières entre classes sociales.
La perte de cet ancrage ouvrier ne manquera pas de déstabiliser nombre de champs d’action et de lutte y compris celui de l’éducation permanente.
La nouvelle classe populaire est au chômage, avec peu de relais dans le monde politique et syndical. Cette classe est aussi peu présente dans les comités de quartier membres d’IEB. La classe moyenne, qui s’était précédemment liée aux classes populaires pour défendre « sa » ville dans les années 70 (luttes du quartier Nord, Bataille des Marolles) contre les grands travaux publics et l’extension incontrôlée des bureaux, entre en compétition avec la classe populaire sur un segment du logement accessible qui se rétrécit et se prévaut de la mixité sociale et du vivre ensemble pour s’installer dans le croissant pauvre, poussée dans le dos par la spéculation et les politiques publiques.
On aurait pu imaginer que cette question de la mue des classes ouvrières et populaires serait au centre de la réforme du décret qui conduira à l’adoption d’un nouveau texte en 2003. Or ce dernier affronte peu cette question, se contentant de diluer l’attention portée au public populaire et de déplacer le curseur en élargissant la reconnaissance à un monde associatif plus large. Alors que l’éducation permanente était jusqu’ici très associée aux organisations du mouvement ouvrier, elle accueille désormais les initiatives issues de nouvelles formes de lutte et de contestation sociale, comme des associations environnementales, interculturelles ou intergénérationnelles.
L’adoption du nouveau décret sera d’ailleurs précédée du combat mené par ceux que l’administration appellera les émergents [2] qui jettent un pavé dans la mare d’un système qui ronronne avec ses dinosaures associatifs largement subsidiés. 59 % des associations reconnues sont situées en Région bruxelloise et seulement 6 % dans le Hainaut, province pourtant la plus populaire de la Fédération Wallonie Bruxelles. L’essentiel de la manne financière reste concentré dans les mains de quelques structures puisque 34 % du total des subventions revient à 4 % des associations, pour la plupart des mouvements historiques. Les émergents vont mettre en avant des problématiques sociétales telles que la marchandisation de la culture, la place des immigrés dans la société, la mutation du modèle familial, la crise écologique, la question du genre, la globalisation de l’économie, la communication numérisée…
Fort de ce constat, IEB soulignait dans son contrat programme 2011-2015 que la composition sociologique de Bruxelles s’était fortement modifiée en 40 ans, alors que, dans le même temps, le public d’IEB avait peu suivi cette évolution. La nécessité de dépasser la figure sociologiquement sélective du comité de quartier fut mise en avant et IEB prit la décision d’explorer davantage les démarches lui permettant d’être plus en prise avec la réalité et les besoins des habitant.es des quartiers populaires, d’affronter les conflits d’intérêts liés aux classes et de tenter des alliances vers le bas.
La double volonté paradoxale d’intégration critique d’un côté, de rupture-émancipation de l’autre n’est pas simple à combiner et le cloisonnement entre les deux logiques guette de nombreuses associations, même si elles sont bien conscientes de cette difficulté. Les associations reconnues à un niveau local (soit 33 % des associations) sont celles le plus en contact avec les milieux populaires, et celles qui mettent davantage en exergue les champs d’action relatifs à l’alphabétisation (près de 20 %) et à la lutte contre les exclusions (36 %). Devant faire face à l’urgence d’une lutte élémentaire contre l’exclusion, il s’agit souvent de fournir une forme d’aide sociale plutôt que de construire collectivement des positionnements de contestation et d’offensive critique.
S’il est vrai que l’urgence sociale peut rendre difficile l’organisation de mobilisation selon les codes établis par les associations professionnelles, il ne faut pas éluder les résistances ordinaires des quartiers populaires ni nier la conscience politique qui peut y exister. L’art de l’élite est de créer un « nous » abstrait et globalisant qui gomme les différences sociales et culturelles et les rapports de force. C’est le propre d’une démarche colonisatrice de présenter la terre à coloniser comme un désert. Il s’agira alors de « transformer la terre en matière informe, pliable à tous les désirs et les besoins de l’économie et la technique. Enfermer tout ce qui est plus singulier, plus complexe dans des lieux appropriés » [3]. Ainsi fonctionne la revitalisation urbaine qui a la prétention d’amener la vie dans un territoire comme si le lieu en était dénué car non encore « civilisé ».
Le savoir local des dominés s’appuie sur l’expérience ordinaire en lien avec des situations concrètes s’inscrivant dans la complexité historique de l’espace vécu. Ce savoir d’en-bas est aujourd’hui malmené, tantôt transformé, récupéré, réduit à une phrase sur un post-it qui le décontextualise... Ce savoir local se voit aussi décrédibilisé par le discours dominant qui le juge non valable, comme relevant d’un « petit esprit » qui serait incapable d’appréhender le monde, les contraintes auxquelles doivent faire face les dirigeants et les vrais enjeux de la ville de demain.
On lui oppose des arguments techniques et d’expertise, volontairement peu compréhensibles, mais bien utiles pour masquer tout choix politique.
Or IEB constate que la transformation de la ville est de plus en plus aux mains d’architectes et de bureaux d’étude étrangers qui lissent la ville par le haut. Ils développent une vision abstraite de la ville qui s’imprimera ensuite sur des espaces concrets dont les habitants subiront les mutations profondes quitte à devoir abandonner leur territoire vécu. Comment pourrait-on régler des problèmes concrets et situés avec des méthodes prêtes à l’emploi, souvent importées d’ailleurs ?
La déterritorialisation croissante des logiques dominantes uniformise les territoires et les formate comme marchandise au détriment de leur valeur d’usage pour ceux qui y habitent ou y travaillent. « Ce processus d’abstraction se produit sur des espaces concrets dans lesquels les habitants vivent, habitants dotés de caractéristiques sociales et culturelles qui se sont appropriés leurs espaces de vie, qui ont fait leurs villes et leurs quartiers. […] La circulation du capital à un autre toujours en quête de nouveaux marchés, de nouvelles possibilités de valorisation, transforme donc en permanence les territoires vécus, les espaces de vie ». [4]
Aujourd’hui, le développement de logiques exogènes liées à la métropolisation et à l’internationalisation de la ville par le haut (touristification, construction d’infrastructures « phares »
comme les grandes salles de spectacle ou les centres de congrès) et le développement d’un marketing urbain donnent clairement le ton d’une politique d’attractivité territoriale. Celle-ci crée une montée de la rente foncière qui chasse les fonctions urbaines faibles pourtant utiles à la ville et aux habitants : logements sociaux, crèches, écoles, espaces verts, espaces de production.
C’est pourquoi, dès 2011, IEB a inscrit le droit à la ville dans ses thématiques phares de l’éducation permanente en vue de stabiliser les classes populaires en centre-ville et de donner le primat de la valeur d’usage de la ville sur sa valeur marchande par un renforcement d’un urbanisme démocratique. Depuis 2016, la réflexion d’IEB en rapport avec le droit à la ville s’est particulièrement développée sous l’angle des résistances ordinaires et des ’centralités populaires’. Ces notions visent à mettre en lumière ce qui, dans les quartiers populaires, permet la résistance au quotidien des classes sociales les moins nanties, les actions, relations de réciprocités, développements marchands qui mis bout à bout constituent l’importance de l’ancrage local et permet la subsistance dans des conditions par ailleurs parfois difficiles. Elles permettent aussi de regarder les quartiers populaires au-delà des indicateurs socio-économiques et de leur ’mauvais score’, de donner de l’importance aux activités trop vite catégorisées dans le chef de certains décideurs urbains comme ’sales’ (pensons notamment au commerce de voiture de seconde main, ou aux abattoirs).
En 2020, IEB décide de faire de la question de la justice environnementale, une thématique de premier plan de son travail en éducation permanente. Celle-ci postule que la dimension environnementale est un aspect essentiel de la question sociale (et vice-versa). D’une part car l’environnement dans lequel vivent les individus (logement, espace public, travail, loisirs) détermine en partie les facteurs affectant la santé et le bien être et de l’autre car les zones de relégation sociales recoupent les problématiques environnementales. Ainsi les populations les plus défavorisées habitent bien souvent les parties du territoire les plus exposées aux pollutions.
Mais le concept de justice environnementale ne se contente pas de prendre acte des inégalités environnementales, il induit la notion de correction et réparation. Il vise à fournir des clés de compréhension critiques aux habitant.e.s sur les enjeux environnementaux, à favoriser l’action collective et la défense du service public à rebours de la culpabilisation individualisante et des solutions technocratiques et/ou portées par le marché privé. Et vise, in fine, à ce que la préservation de l’environnement ne se fasse pas au détriment des couches les plus populaires de la population, en première ligne des risques et parfois proportionnellement plus impactées par les régulations fiscales mises en place par les pouvoirs publics (comme dans le cas de la Low Emission Zone, par exemple).
La justice environnementales se retrouve donc de manière transversale dans le travail mené par IEB, dans sa lutte contre les inégalités d’exposition aux risques environnementaux (pollution, déchets, logements insalubres, routes aériennes,…), les inégalités d’accès aux aménités urbaines (logements, équipements publics, espaces verts,…), aux infrastructures de transport public (maillage du territoire, temps de trajets, accessibilité physique, tarification,…) et sa revendication d’une participation effective et représentative de la population aux processus de démocratie urbaine.
Malgré les tâtonnements et les travers du décret éducation permanente, la grande majorité des associations est très enthousiaste d’être reconnue dans la mesure où elle constate qu’il s’agit d’un des subsides qui, au contraire des appels à projets instrumentalisants, fournit stabilité et liberté de parole. Elles sont conscientes du caractère précieux de ce subside dans un contexte de rétrécissement des financements publics où il est facile de couper les subsides d’une association trop critique en invoquant les restrictions budgétaires. Même si elles pointent en bémol la difficulté de construire un rapport de force dans un contexte de productivité quantitative qui mine la dynamique d’éducation permanente, cette dernière vise à lutter contre la dépossession permanente des savoirs des habitant.es et des classes populaires.
[1] En 2020, à la veille du renouvellement quinquennal de son contrat programme, IEB consacrera un numéro du Bruxelles en Mouvements à l’éducation permanente en revenant sur son évolution historique et politique et interrogera les pratiques actuelles à l’aide du regard croisé de diverses associations reconnues ou non par le décret : Éducation populaire : une remise en question permanente !.
[2] Ceux que l’on appelle les émergents se sont rassemblés au sein de la plate-forme BIGOUDIS de 2001 à 2006. Le récit de leur contre-expertise sur le décret est repris dans Des tambours sur l’oreille d’un sourd, http://www.bigoudis.org
[3] Écouter l’émission sur Radio Panik Des singes en hiver, 8 novembre 2018 , « Conquête du désert et pillage colonial : les héritages de la colonisation ».
[4] Collectif Rosa Bonheur, La ville vue d’en bas. Travail et production de l’espace populaire, éd. Amsterdam, 2019, p. 198.