En novembre 2008, le gouvernement de la Région bruxelloise, représenté par son ministre de la Mobilité, Pascal Smet, signe une convention pour l’exploitation d’un système de vélo en libre-service : Villo ! Cette concession, d’une durée de quinze années, est financée par la publicité. C’est la société JCDecaux qui sera responsable de son exploitation. Le système, en lui-même, est mis en service en mai 2009 dans quatre communes pilotes.
Si la Région a voulu mettre en place un service public de vélos partagés, c’était pour répondre à divers enjeux majeurs. Il s’agissait d’encourager la pratique du deux roues, mais il fallait aussi affirmer la prééminence de la Région et éviter que les communes ne se trouvent pourvues de systèmes concurrents et incompatibles entre eux (rappelons que dès 2006, la Ville de Bruxelles avait instauré sur son territoire un système comparable mais à plus petite échelle, nommé « Cyclocity »). Les systèmes de vélo en libre-service commençaient à faire fureur au sein des métropoles européennes (Lyon, Vienne, Paris ou Barcelone) : la Région devait s’inscrire dans la tendance et éviter de se montrer à la traîne.
Or, ce système public de vélos en libre-service a une particularité : il est assuré par une société publicitaire, JCDecaux. Depuis plusieurs décennies, celle-ci se propose d’installer et d’entretenir divers services du quotidien à Bruxelles. Pour rétribution, elle reçoit une concession lui permettant d’exploiter des dispositifs publicitaires et de monétiser l’audience passant sur les axes de circulation. Notoirement active à Bruxelles dans la gestion et l’entretien des abribus, elle a trouvé dans ce système de transport un créneau pour élargir ses activités. Alors bien sûr, ces partenariats publicprivé sont présentés comme une relation où tous les partis sont gagnants. JCDecaux assume en effet la majorité des coûts et la Région profite d’un service. Cependant, ces concessions sont des accords commerciaux contraignants, ne pouvant pas être révoquées sans compensation tout en obligeant la puissance publique sur un temps long.
Le service est donc le suivant ; la société commerciale JCDecaux s’engage à installer, gérer et administrer une flotte de cinq mille vélos installés dans 350 stations mise à la disposition du public. En échange de ce service, la Région rémunère la société par 840 m² de publicité [1] (double face) à installer au sein de l’agglomération. Il faut souligner que ces espaces publicitaires bénéficient d’un régime fiscal particulier : 45 dispositifs de 8 m² sont exemptés de redevances sur l’occupation des sols sur les voiries régionales. Les taxes communales sont quant à elles elles plafonnées à 75 € du m² (soit la moitié du prix en vigueur à la Ville de Bruxelles à cette époque) [2].
Outre ces conditions très avantageuses, la mise en place d’un service public par un opérateur privé contribue à atténuer les frontières entre ce qui relève de la chose publique et de l’intérêt privé. L’emplacement des stations par exemple est déterminé en concertation entre le concédant et le concessionnaire. En cas de désaccord, c’est JCDecaux qui tranche. Pour garantir une implantation rapide du système, le pouvoir public s’engage en vertu de l’article 14 de la convention « à obtenir les permis d’urbanisme requis pour les stations de location de vélos et des dispositifs de publicité correspondants ». Cette clause a pour implication que c’est le ministre de la mobilité qui introduit la demande du permis des stations et des panneaux promotionnels au fonctionnaire délégué relevant de l’autorité de son propre gouvernement.
Revenons-en à la chronologie : en mars 2008, la Région bruxelloise lance un appel d’offres afin de mettre en place un système de vélos partagés. Une demi-année plus tard, le secrétaire d’État à la mobilité, Pascal Smet, attribue déjà le marché au concessionnaire. Les élections régionales arrivent en juin 2009 et le temps presse. Il s’agit donc d’introduire une demande pour l’implantation des premières stations. Le 21 avril 2009, à peine six mois plus tard, la commission de concertation de la Ville de Bruxelles rend un avis favorable pour implanter 57 stations de Villo sur son territoire. L’avis est disponible dans l’heure suivant la commission de concertation. IEB déclare à l’époque « Peut-on raisonnablement considérer que la commission ait pu, en l’espace d’une heure, procéder à une délibération et que l’administration ait eu le temps de rédiger un avis de quatre pages passant en revue les 57 stations concernées ? Peu probable ! L’avis ne répond d’ailleurs pas à la majorité des interrogations soulevées et notamment pas à une question de taille : la violation du règlement régional d’urbanisme ! ». L’objection a son importance, car sept de ces stations projetées induisent des publicités en zone interdite par le RRU. Il faut dire que le pouvoir public considère que ces travaux sont directement liés à l’exercice de ses missions. En conséquence, nombre de dispositifs publicitaires ont été implantés en violation des règlements.
IEB a introduit dans la foulée un recours en annulation du permis d’urbanisme autorisant les stations Villo et les dispositifs publicitaires associés sur le territoire de la Ville de Bruxelles. L’association n’est pas la seule à se pourvoir en justice. Les communes de Schaerbeek et d’Etterbeek introduisent un recours au Conseil d’État concernant la légalité même de la convention. Elles considèrent qu’en l’état, la convention n’a pas été approuvée par le pouvoir législatif bruxellois et qu’elle est donc dénuée de légalité. Dans un avis oral, l’auditeur donne raison aux communes et la Région confectionne dans l’urgence, deux ans plus tard, une ordonnance à effet rétroactif réglant l’exploitation d’un service public de location automatisée de vélos.
Alors que la Région avance au bulldozer pour essayer d’imposer son système de vélos partagés, force est de constater que le système ne s’implémente pas aussi rapidement qu’attendu. En 2010, seules 85 stations sur les 200 sont en service. La Région acte cet état de fait dans un avenant au contrat avec JCDecaux en 2011. Ce dernier revoit le nombre de stations initialement prévu à la baisse mais prolonge la convention de deux années, jusqu’en septembre 2026.
L’emplacement des stations est déterminé en concertation entre le concédant et le concessionnaire. En cas de désaccord, c’est JC Decaux qui tranche.
En 2018, la Région signe l’avenant 3 à la convention initiale afin d’électrifier un tiers de la flotte bruxelloise. En raison des rigidités du système, la motorisation des vélos se fait via des batteries amovibles qui doivent être louées par l’utilisateur. Loin d’être une réussite, ce dispositif sera suspendu pendant dix mois entre 2021 et 2022 pour cause de batteries défectueuses. À ce jour, le taux de rotation d’un eVillo ! est estimé à moins d’un mouvement par jour. Si le succès n’est pas au rendez-vous, JCDecaux a lui bien reçu des compensations substantielles pour la mise en place de cette usine à gaz : il a pu transformer un tiers de ses panneaux traditionnels en dispositif LED.
Encore une fois, cette décision unilatérale déclenche la fureur des communes. Plusieurs d’entre elles [3] introduisent dès lors un recours auprès du gouvernement bruxellois contre ces panneaux « vidéo ». Les motifs ne manquent pas. Ils sont à la fois énergivores et menacent la sécurité routière. Par ailleurs, les pouvoirs communaux sont contraints d’utiliser des moyens juridiques puisque les avis négatifs des commissions de concertation sont systématiquement rejetés au motif que « le dispositif est nécessaire à la réalisation de la politique d’intérêt général menée par la Région en matière de mobilité ».
Refaire l’histoire de la concession Villo !, c’est revenir sur 17 années d’invasion publicitaire menée par une association contre nature entre le pouvoir économique et la puissance publique. Pour assurer un service de mobilité, la Région a renoncé à ses propres réglementations en matière de publicité tout en se portant garante d’un aménagement du territoire au service des publicitaires. À ce jour, les discours laudatifs autour du Villo relèvent du passé. La ministre de la mobilité dit fréquemment en commission que le futur du vélo en libre-service émanera de la société des transports en commun. Si cet avenir nous semble évidemment désirable, on doit néanmoins constater que cette rhétorique est à mettre en perspective avec le résultat décevant du « service public ». La fréquentation a en effet fortement souffert de la concurrence des trottinettes et autres vélos en free-floating. Or, pour que la Région tire un trait sur ce contrat honteux, il sera nécessaire de remettre en cause à la fois les services publics délégués aux sociétés privées et les aménagements du quotidien entretenus par les sociétés publicitaires.
Nombre de dispositifs publicitaires ont été implantés en violation des règlements.
Chargé de mission
[1] Décompte datant de 2009 ne prenant pas en compte l’avenant 2 (2011) ni l’avenant 3 (2019) de la convention.
[2] Commission Européenne, « Décision de la commission du 24 juin 2019 concernant l’aide d’État SA.33078 (2015/C) (ex 2015/NN) mise à l’exécution par la Belgique en faveur de JCDecaux Belgium Publicité (« JCD »), p. 5.
[3] Ixelles, Forest, Schaerbeek, Etterbeek, Watermael-Boitsfort et Saint-Gilles.