Si la jeune Région bruxelloise se dote d’un code de l’urbanisme et de l’aménagement du territoire – l’OPU, ancêtre de l’actuel CoBAT – et d’un plan de développement dans ses premières années (1991 et 1995), nous avons vu qu’il lui avait fallu douze ans pour se doter d’un plan d’affectation du sol (2001) [1]. Il lui en faudra dix-sept pour disposer d’un règlement d’urbanisme (RRU), adopté par le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale le 21 novembre 2006.
Le plan régional d’affectation du sol (PRAS) fixe de façon détaillée les usages autorisés selon les zones du territoire considérées. En revanche, il ne prévoit aucune règle sur les densités constructibles, qui constituent pourtant un élément déterminant de la forme urbaine, mais aussi des valeurs foncières. C’est pourquoi, dès 1999, le gouvernement bruxellois adopte un arrêté formant règlement d’urbanisme, qui définit les règles urbanistiques devant être respectées lors de tous les travaux soumis à permis d’urbanisme et détermine ainsi la forme urbaine de notre territoire. Cet arrêté a toutefois été partiellement annulé par le Conseil d’État. En effet, la société Rossel Outdoor avait introduit un recours en annulation contre l’un des articles du Titre VI « Publicités et enseignes » du règlement et obtenu gain de cause [2]. Le motif d’annulation, à savoir l’absence de consultation de la section de législation du Conseil d’Etat, formalité préalable obligatoire, valait pour l’ensemble du règlement. L’illégalité était donc susceptible de rejaillir sur tous les permis d’urbanisme délivrés sur cette base. Mieux valait donc ne pas l’appliquer, à tout le moins pas comme un instrument obligatoire. Les administrations durent se contenter durant plusieurs années d’une circulaire officieuse recommandant d’appliquer les normes du règlement en tant que ligne de conduite [3].
L’actuel RRU sera finalement adopté par le Gouvernement bruxellois le 21 novembre 2006. Le RRU de 2006 est divisé en sept titres, portant respectivement sur :
Le RRU prône « la préservation d’une certaine harmonie et la création d’ensembles urbains cohérents ». Sa nature réglementaire est une caractéristique essentielle qui en fait un outil puissant, mais qui implique aussi une certaine rigidité de la règle. À la différence d’un guide ou d’un plan d’orientation, il ne s’agit pas d’édicter des lignes directrices ou des orientations générales mais bien des règles qui doivent ensuite pouvoir être comprises et appliquées par les architectes et les administrations.
Cela étant dit, le CoBAT permet d’obtenir un permis d’urbanisme en dérogation « aux prescriptions des règlements d’urbanisme » [4]. Le nombre de dérogations au RRU qu’un promoteur peut demander, et le cas échéant obtenir, n’est pas limité. La seule condition, outre une motivation spéciale dans le permis, est l’organisation d’une enquête publique lorsque la dérogation porte sur le volume, l’implantation ou l’esthétique de la construction projetée.
Dès son intronisation en 2014, le Gouvernement bruxellois annonce son intention de modifier profondément la règlementation urbanistique. Le PRAS démographique avait ouvert le bal en 2013. En l’espace de cinq ans, c’est l’ensemble des repères urbanistiques des Bruxellois.es qui vont être bouleversés. Ce remaniement a lieu au nom de l’efficacité, de la simplification et du besoin de répondre au boom annoncé de la démographie bruxelloise, brandie comme une menace justifiant toutes les urgences : refonte de la politique de la rénovation urbaine au travers de la création des contrats de rénovation urbaine (CRU), réforme du Code de l’aménagement du territoire (CoBAT), refonte de la gouvernance urbaine à travers la structuration de nouveaux organismes d’intérêt public (OIP). [5]
La réforme du RRU est également annoncée dans la Déclaration gouvernementale de 2014 et vise les objectifs suivants :
Des consultations préalables sur le projet de RRU démarrèrent en 2015 mais de nombreux acteurs, dont le BRAL et IEB, ne furent pas consultés et aucun moment d’information n’a été organisé vers les citoyens et citoyennes. En avril 2016, la Commission régionale de développement (CRD), consultée sur le projet de cahier des charges pour le rapport d’incidences environnementales, demandera à être informée à mi-parcours afin de pouvoir juger sur le fond un projet partiellement élaboré. Le gouvernement fera l’impasse. La CRD ne reçut d’ailleurs jamais les avis issus de la consultation de 2015. Ils ne seront pas non plus repris dans le dossier mis à l’enquête publique.
Les citoyens et citoyennes ne disposeront que d’un mois, de mars à avril 2019, pour faire valoir leurs observations sur un document très technique et qui, pourtant, aurait inévitablement un impact important sur leur cadre de vie. Entre deux enquêtes publiques liées à des plans d’aménagement directeur (PAD), IEB tentera vaille que vaille de se pencher sur le projet de règlement et organisera une assemblée associative avec ses membres au début du délai d’enquête publique tout en signalant le rythme infernal des réformes.
Toutefois, cette première tentative de réforme gardera la structure générale du RRU. En effet, les architectes, les administrations et les juristes avaient fait savoir qu’ils ne souhaitaient pas que la réforme chamboule tout alors qu’ils commençaient seulement à intégrer le texte de 2006. Ils demandèrent « de faire évoluer le texte sans réformer trop radicalement sa structure et son mode de fonctionnement pour permettre aux opérateurs de garder leurs repères » [6].
IEB craignait cependant une ouverture large des vannes au profit d’immeubles-tours au nom de la nécessaire densification liée au boom démographique. Il n’en fut rien, même si le projet autorisait des étages supplémentaires. IEB s’inquiétera néanmoins de la valorisation foncière ainsi créée sans que le rapport d’incidences sur l’environnement ne mesure l’impact de celle-ci sur le prix du foncier. Les modifications apportées au PRAS en 2013 avaient déjà produit cet effet en modifiant les affectations du sol vers des fonctions urbaines plus fortes. Or le Gouvernement ne semblait pas tirer les leçons de cette expérience puisqu’il n’avait toujours pas adopté de système de captation des plus-values, ni d’ailleurs de mécanisme de grille des loyers contraignant. IEB demandera qu’un système de captation des plus-values générées par les projets facilités par la modification du RRU soit mis en place avant la modification de celui-ci et que ces plus-values soient affectées à l’augmentation substantielle du nombre de logements à caractère social.
IEB formulera d’autres critiques à l’égard du projet telles l’insuffisance des normes de stationnement, l’approche permissive à l’égard des hauteurs maximales autorisées pour les antennes de téléphonie mobile, une logique de compensation à l’imperméabilisation des sols peu protectrice de la biodiversité ou encore l’absence de bilan carbone des propositions liées à l’usage accru des technologies, comme le photovoltaïque ou les bornes électriques.
Nous sommes alors en fin de législature et le gouvernement n’arrivera pas au bout de son chantier censé être repris par le gouvernement suivant. Dans sa déclaration de politique régionale 2019-2024, le nouveau gouvernement s’engagera à finaliser la révision du RRU à partir des mêmes objectifs, même si les aspects liés à la mobilité y seront nettement renforcés : amélioration du confort piéton et cycliste, nouvelle définition des zones d’accessibilité A, B et C, variation du nombre d’emplacements de parking autorisés selon la zone d’implantation d’un projet et nouvelles dispositions volontaristes relatives aux emplacements vélos et aux zones de livraisons.
Mais le nouveau gouvernement va être rapidement confronté à quelque chose qu’il n’avait pas pu anticiper : la pandémie covid. Dès le mois de juin 2020, le nouveau gouvernement désigne un groupe de sept experts académiques belges et internationaux [8] pour se pencher sur la problématique du logement post-crise sanitaire. Les défaillances majeures de la politique bruxelloise pour créer du logement décent accessible précèdent cette crise mais cette dernière a, de fait, amplifié la visibilité d’une situation intolérable. Le Comité d’experts déposera peu après son rapport sur la table du gouvernement avec un ensemble de recommandations, dont certaines non dénuées d’intérêt tel le fait de sortir de la culture de la dérogation, jugée trop fréquente à Bruxelles : « Alors que le foncier se fait de plus en plus rare et cher en Région bruxelloise, les acteurs privés anticipent la réalisation d’une part augmentée de logements […]. Cette situation de surenchère conduit à un urbanisme basé sur la dérogation au règlement régional d’urbanisme (RRU) en matière de gabarits et d’implantations » [9].
Quelques mois plus tard, le nouveau secrétaire d’État à l’urbanisme, Pascal Smet, annonce la mise sur pied d’un nouveau comité composé d’experts académiques et de la société civile pour plancher sur la révision du RRU. Sa composition : cinq architectes, le BMa, deux urbanistes et le directeur de l’Union Professionnelle du Secteur Immobilier (UPSI). Il est par ailleurs prévu de baptiser le nouveau RRU « Good living », le label « good » faisant désormais partie de la culture de communication du gouvernement bruxellois (Good food, Good move, Good soil, etc.).
Ce comité d’experts optera pour une approche très divergente de celle suivie lors de la première tentative de révision, en considérant que notre réglementation serait trop tatillonne et trop complexe et qu’elle nécessiterait une simplification. Il s’agirait de procéder à une évolution du RRU focalisée sur une « approche défensive visant à rendre impossible ce qui n’est pas souhaitable » vers une approche proactive « rendant possible tout ce qui est et tout ce qui sera souhaitable ».
Pouvait-on s’attendre à autre chose en confiant la réflexion au corps des architectes, ceux-là mêmes qui s’irritent de voir leur projet réformé ou rejeté en commission de concertation suite à l’application des règles du PRAS et du RRU ? Que faire du non-souhaitable ? Comment lui faire barrage ? Ces questions n’ont pas l’air de déranger le comité. Lui se veut « positif ». Désormais, ce qui compterait, ce sont les objectifs et non les moyens [10].
Le risque qu’une telle approche fasse le jeu des promoteurs sera clairement pointé, notamment par Tristan Roberti interpellant le secrétaire d’État le 20 décembre 2021 : « Il faut trouver un équilibre entre, d’une part, un cadre trop précis qui met à mal la créativité et peut aboutir à des projets mal adaptés et, d’autre part, un cadre trop permissif qui pourrait apparaître comme une dérégulation profitable aux promoteurs » [11].
Le 7 juillet 2022, le Gouvernement bruxellois approuve, en première lecture, le projet de RRU, qui doit ensuite être soumis à enquête publique. Cette mouture sera mise en ligne durant l’été 2022 avant le démarrage de l’enquête publique, ce qui permettra aux associations telles l’ARAU, le BRAL et IEB d’en prendre connaissance et de préparer le terrain pour la rentrée 2022. Ces dernières sont en effet conscientes de la nécessité de prendre les devants dès lors que ce texte d’envergure pour l’urbanisme bruxellois n’ouvre le droit à une enquête publique que de trente jours. Une cadence invivable pour permettre un débat démocratique et une véritable consultation citoyenne.
Avant même le début de l’enquête publique, de nombreux acteurs du milieu de l’immobilier, l’ordre des architectes et des fonctionnaires communaux vont émettre de sérieuses réserves sur les orientations de la réforme. L’ARAU, le BRAL, IEB et Natagora vont mettre sur pied un atelier au mois de novembre 2022 à l’attention de leurs membres avant le début de l’enquête publique. À l’issue de celui-ci, une volonté commune de communiquer vers l’extérieur sur un point partagé par l’ensemble des participant.es s’est fait jour : le projet amène surtout de la dérégulation, porte ouverte à l’arbitraire.
Début 2023, c’est un texte signé par une cinquantaine de comités et d’associations qui est communiqué à la presse [12]. Selon les signataires, le « Good Living » fait un recours trop abondant à des termes imprécis, non définis et subjectifs (« harmonie », « équilibre », « qualité architecturale », etc.) et le manque de règles précises introduit un flou dommageable. Or, le RRU est justement censé traduire les « grandes orientations stratégiques » en des règles claires et contraignantes, tant pour les demandeurs de permis (particuliers, promoteurs, responsables de voiries, etc.), qui doivent savoir ce qui est autorisé ou non, que pour les administrations qui instruisent les demandes de permis et les autorités qui délivrent les permis, qui doivent garantir l’égalité de traitement [13].
En résumé, l’adoption de ce projet de RRU provoquerait un basculement fondamental : il ne s’agirait plus de juger les projets urbanistiques en fonction de leur conformité à des règles bien établies mais en fonction de l’appréciation, subjective, des autorités… « On va vers plus d’urbanisme et moins de juridisme ! » [14]. Pour les associations et comités signataires, le texte doit être révisé et rester un règlement fixant précisément le cadre légal des projets urbains. Si le RRU existe, c’est précisément pour fournir un cadre normatif assurant la poursuite d’objectifs d’aménagement du territoire définis par ailleurs dans les plans, programmes et stratégies de la Région.
Le manque de règles précises dans le projet de RRU crée en outre un appel à la spéculation foncière. Le gabarit des constructions (hauteur, emprise au sol) est « cadenassé » par l’actuel RRU, ce qui limite la spéculation : le propriétaire d’un terrain connaît le nombre maximum de mètres carrés qui peut y être construit, et donc la valeur marchande de ce foncier, qui dépend aussi, bien sûr, de sa localisation et des fonctions qui y sont autorisées (des bureaux ou des logements seront plus rentables qu’un entrepôt). Dans toute une série de cas de figure, le projet de RRU ne fixe aucune limite à la hauteur des bâtiments : les propriétaires et les promoteurs seraient donc encouragés à spéculer sur la possibilité d’une très forte augmentation du nombre de mètres carrés constructibles sur certains terrains, et donc de leur valeur.
Les associations et comités signataires vont demander que des mécanismes de contrôle et régulation performants (système de captation des plus-values, mécanisme de grille des loyers contraignant) soient mis en place avant la modification du RRU et, en parallèle, que les plus-values captées sur les projets spéculatifs soient affectées à l’augmentation substantielle du nombre de logements sociaux et à des aménagements accueillant et préservant la nature urbaine de la biodiversité.
En février 2023, La Libre ouvrira ses colonnes à quatre associations dont IEB [15] pour partager leurs griefs sur le projet.
Qu’il s’agisse de la réforme du CoBAT ou de celle du RRU, ces outils devraient veiller à cadrer au plus près les projets spéculatifs en renforçant le contrôle démocratique à leur encontre. Si le RRU existe, c’est pour fournir un cadre normatif assurant la poursuite d’objectifs d’aménagement du territoire définis par ailleurs dans le PRDD. La clarté, la lisibilité de ces règles est fondamentale tant pour l’habitant et le promoteur que pour les administrations qui en vérifient l’application.
Certes, le RRU actuel est obsolète à bien des niveaux et nécessite une réactualisation, notamment pour favoriser la rénovation plutôt que la démolition-reconstruction, améliorer l’espace public, protéger les intérieurs d’îlot et participer au déploiement de la biodiversité, faciliter la reconversion des bureaux vides en d’autres fonctions nécessaires, végétaliser l’espace public et le réallouer aux usages sociaux, etc. Mais la Région a besoin d’un règlement clair faisant sortir Bruxelles de la culture de la dérogation, un règlement qui lutte contre les projets spéculatifs et qui renforce le contrôle démocratique, un règlement garantissant une ville vivable pour tout le vivant.
Le projet Good living ne survivra pas à la salve des critiques, malgré une tentative de forcing de la part du gouvernement bruxellois en fin de législature. Bloqué lors de plusieurs réunions du gouvernement, le texte sera envoyé à la section de législation du Conseil d’État, qui dira ne pas avoir le temps de l’analyser dans le délai demandé. Ans Persoons, succédant au poste de Pascal Smet, se dira prête à se passer de cet avis, quitte à ce que cela débouche sur des recours en justice, mais certains de ses partenaires de majorité ne partageront pas cet avis [16].
Comme déjà dit, tout n’est pas à jeter dans le projet de Good living, mais pour IEB :
[1] Lire notre article S. Charlier et C. Scohier, « 2001, l’Odyssée du PRAS », juillet 2024.
[2] C.E., 6 décembre 2001, n° 101.557, S.A. Rossel Outdoor.
[4] Articles 126, § 11, 2°, 188 et 188/5 du CoBAT.
[5] Lire S. Charlier et C. Scohier, « Urbanisme : quand efficacité rime avec déni démocratique », in Bruxelles en mouvements, n° 299, avril 2021.
[6] RIE du RRU, 2018, p. 27.
[7] Lire aussi C. Scohier, « Good living is not good housing ! », décembre 2021.
[8] Présidé par Benoît Moritz, le panel comprenait cinq architectes, une urbaniste et une sociologue.
[9] Pour les densités bâties à Bruxelles, il faut sortir de la culture de la dérogation[_Hlt175569585], L’Echo, Pauline Deglume, 19 février 2021.
[10] Good living. Rapport de la Commission d’experts, octobre 2021.
[11] Interpellation de Pascal Smet au Parlement bruxellois, Commission de développement territorial du 20/12/2021, p. 2.
[12] RRU : une cinquantaine d’associations et comités disent : Stop à la dérégulation de l’urbanisme bruxellois !.
[13] Sur la légalité du recours à des normes qui offrent une grande latitude à l’autorité, v. S. Charlier, “L’introduction de normes appréciatives dans un règlement. Le cas du projet de règlement régional d’urbanisme bruxellois”, Liber amicorum Michel Pâques, Bruxelles, Larcier, 2024, à paraître.
[14] Déclaration de la secrétaire d’État à l’urbanisme, in L’Écho, « Ans Persoons : “Avec Good Living, nous allons vers plus d’urbanisme et moins de juridisme” », 20 décembre 2023.
[15] Mais aussi à l’AriB (Architects in Brussels), qui représente les intérêts des architectes bruxellois, la Fédération bruxelloise de l’Urbanisme (FBU), composée de professionnels de l’immobilier et de l’urbanisme et, enfin, l’ASBL Quartier des Arts, qui défend la qualité de l’environnement et de l’aménagement de ce quartier particulier de la capitale : « "Good Living" : l’enquête publique du Règlement d’urbanisme bruxellois se clôture sous une pluie de critiques », La Libre, 2 février 2023.
[16] On se rappellera que c’est le non-respect de la même formalité qui avait entaché la légalité du RRU de 1999 – à ceci près qu’en 2024, l’avis de la section de législation du Conseil d’Etat a au moins été demandé.