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2005 : Les expropriations ferroviaires de la rue du progrès

2005. Infrabel et la Région bruxelloise font savoir que la construction d’un viaduc ferroviaire aura pour conséquence la démolition d’un pan de la rue du Progrès et l’expulsion de plus de 200 habitant·es. Retour sur une lutte d’un quartier populaire et l’incurie d’Infrabel.

La rue du Progrès, dans le quartier Nord, a sa vie intrinsèquement liée à celle du développement ferroviaire. De 1850 à 1890, ce quartier va en effet muer en fonction de celui-ci, accueillant entrepôts et industries directement liés à la présence du chemin de fer. La rue du Progrès va subir l’impact de l’élargissement de la zone ferroviaire et verra son bâti amputé à de nombreuses reprises. La rue fut d’ailleurs ainsi dénommée pour rappeler l’impressionnante extension et évolution qu’a connues le quartier suite à la construction de la gare du Nord.

Un projet du rail qui raie les habitant·es

Des décennies plus tard, en 2005, Infrabel et la Région bruxelloise font savoir qu’un viaduc ferroviaire doit être réalisé dans la zone dite du Quadrilatère Nord, nœud important du réseau ferroviaire belge à l’extrémité de la Jonction qui répartit les trains sur les six voies de cette dernière. Le cisaillement entre une voie lente (la ligne 50 Dendermonde) et une voie rapide (la ligne 36N Liège-Cologne), à hauteur de la rue du Progrès, freine les objectifs de performance de la SNCB. Pour y porter remède, une des solutions consiste à faire passer la voie rapide sur un viaduc 9 m audessus de la voie lente afin de permettre l’accroissement des relations rapides sur la L36N sans interférer avec la mise en place du RER sur la L50.

Selon Infrabel, ce résultat ne peut être atteint sans démolir une trentaine d’habitations de la rue du Progrès, soit un pan entier de la rue, habité par 85 ménages, soit 218 habitant·es. Une bonne partie d’entre ell·eux sont locataires et ne bénéficient pour ainsi dire d’aucune protection légale en cas d’expropriation ; iels ont très peu de chance de pouvoir se reloger dans le quartier, d’une part, et à des conditions financières similaires, d’autre part.

Quelques soirées d’information sont organisées par la commune de Schaerbeek pour informer les habitant·es des conséquences que le projet fait peser sur leur logement. Les mois passent, un cahier des charges est établi en vue de l’élaboration du rapport qui devra analyser l’impact environnemental du projet. Le 21 avril 2006, la Commission de concertation rend un avis favorable sur le projet de cahier des charges en vue de l’étude d’incidences du projet et un comité d’accompagnement composé des communes concernées (Schaerbeek et Bruxelles-Ville) et des administrations régionales compétentes est institué, comité auquel IEB et le BRAL sont invités à titre d’observateurs. Infrabel présentera le projet de base ainsi que quelques alternatives en balayant rapidement la seule alternative permettant pourtant d’éviter les expropriations, l’alternative OF5. Celle-ci consiste en la création d’un viaduc en intérieur de voie comme il en existe déjà, notamment à la gare du Midi, plutôt qu’en bordure des voies comme le prévoit le projet de base.

Il faudra quatre réunions pour que le comité d’accompagnement demande au bureau d’études que l’OF5 fasse l’objet d’une analyse d’impact approfondie au même titre que le projet de base. Mais pour Infrabel, les objectifs de rentabilité, capacité et rapidité doivent être les déterminants de la décision. In fine, l’alternative OF5 sera rejetée aux motifs qu’elle « ne répond pas aux objectifs que l’on est en droit d’attendre d’une nouvelle infrastructure conçue pour minimum 100 ans […] dans une vision à long terme et à l’échelle macroscopique du réseau de transport ».

Le cisaillement entre une voie lente et une voie rapide, à hauteur de la rue du Progrès, freine les objectifs de performance de la SNCB.

L’utilité publique ferroviaire au-dessus du droit au relogement

La situation fragile des habitant·es explique sans doute les précautions prises par le comité d’accompagnement dans sa déclaration de clôture du 6 juin 2008 : il reconnaît la pertinence du projet de base mais émet des recommandations pour pallier ses conséquences dommageables notamment l’adoption d’une convention préalable à la délivrance du permis prévoyant la mise sur pied d’un fonds d’accompagnement des locataires et imposant la reconstruction d’une quantité équivalente de logements dans la zone si possible avant le démarrage du chantier, et ce, afin de pouvoir reloger les habitant·es expulsé·es.

Cette recommandation découle en fait directement du PRAS dont la prescription 0.12 prévoit très clairement que tout logement supprimé en zone de logement, ce qui est le cas, soit compensé par la même superficie de logements à créer dans la zone. L’étude d’incidences prévoyait d’ailleurs que le projet inclue la reconstruction d’une superficie affectée au logement au moins égale à la superficie existante, soit l’équivalent de 85 logements, pour une surface d’environ 9 000 m².

Le 12 juin 2008, Infrabel annonce aux habitant·es qu’après avoir examiné toutes les alternatives, il a le regret de leur faire savoir que seul le projet entraînant leur expropriation pour cause d’utilité publique est envisageable. Les habitant·es reçoivent la nouvelle abattu·es et résigné·es. L’utilité publique du projet règne sans appel. Les habitant·es doivent se sacrifier pour l’intérêt général.

Des promesses restées sans lendemain

Le 24 avril 2009, la Commission de concertation en vue de la délivrance du permis a lieu à la commune de Schaerbeek. Bien que découragé·es, les habitant·es sont présent·es en masse, soutenu·es par les associations et le comité du quartier Midi lui-même victime des développements liés entre autres aux projets SNCB. La commune de Schaerbeek se prononce en défaveur du projet à moins qu’une kyrielle de conditions ne soient remplies. Le 15 mai, la Commission de concertation se prononce. Elle remet un avis favorable conditionné notamment par la signature d’une convention prévoyant la mise en place de mesures d’accompagnement au relogement des habitant·es (création d’un fonds d’indemnisation, suivi social et administratif des locataires). Mais la demande de reconstruction de logements dans la zone, elle, a totalement disparu !

De son côté, la commune de Schaerbeek passe une convention avec Infrabel pour accompagner les locataires. Mais tour de passe-passe, la convention dite de « relogement » s’est transformée en « convention relative à la gestion des immeubles expropriés de la rue du Progrès et à l’accompagnement des habitants de ces immeubles ». Les locataires peuvent ainsi tabler sur une indemnité allant de 3 000 à 15 000 euros, montant qui peut sembler coquet au premier abord, mais ne sera dû qu’aux plus ancien·nes et fondra rapidement comme neige au soleil vu le doublement du prix du loyer auquel ces locataires risquent d’être confronté·es.

Le Comité de Quartier Midi, PétitionsPatrimoine, le Bral et IEB s’allient pour faire savoir à la presse qu’ils exigent d’Infrabel qu’elle s’engage à reconstruire, dans le quartier, l’équivalent du logement démoli par son projet et à y reloger les habitant·es expulsé·es [1].

Des habitant·es sous pression, mais mobilisé·es

Loin de se contenter d’attendre passivement la destruction possible de leurs maisons, plusieurs habitant·es de la rue du Progrès vont commencer à se rassembler et à s’organiser soutenu·es par IEB, le Comité du quartier Midi, l’Union des locataires du Quartier Nord et la Fébul. En décembre 2010, iels constitueront le Comité Progrès-Nord pour marquer le caractère collectif de leur démarche et établiront un cahier de revendications à l’attention de la commune, de la Région et d’Infrabel.

Pendant ce temps, Infrabel commence à négocier tranquillement, au cas par cas, alors qu’aucun permis n’est délivré, le rachat des maisons. En cas d’acquisition, les locataires occupants subissent les pressions d’Infrabel et du comité d’acquisition pour signer une convention par laquelle ils renoncent à leur droit moyennant le versement d’une indemnité de 5 000 euros. Les habitant·es, pour la plupart peu au courant de leurs droits et éprouvant des difficultés à lire et comprendre ce document, signent et renoncent à leurs droits.

La raison d’être du Comité sera précisément de collectiviser les problèmes, de s’échanger des informations et de faire le bilan de la situation de chacun·e tout en tentant de rester solidaires, locataires et propriétaires. Il organise une conférence de presse pour faire part de ses revendications à la commune de Schaerbeek, à la Région bruxelloise et à Infrabel [2]. Deux semaines plus tard, ils interpellent le conseil communal de Schaerbeek sur l’insuffisance des mesures mises en place par la commune pour leur garantir un véritable droit au relogement [3]. L’énergie déployée ne sera pas en pure perte. Les conseillers communaux interpellés reconnurent l’insuffisance des mesures prévues pour garantir un droit au relogement.

La stratégie du pourrissement

En mars 2011, Emir Kir, alors secrétaire d’État à l’urbanisme en charge de la délivrance du permis, accepte de rencontrer les habitant·es. À cette occasion, il confirmera l’engagement pris par sa prédécesseure, Mme Dupuis en 2006, à explorer des pistes de reconstruction de logements au profit des habitant·es. En attendant, les habitant·es vivent au jour le jour, n’osant plus rénover leurs habitations. Des réunions sont organisées par la commune de Schaerbeek avec les habitant·es du côté des maisons non expropriées pour déjà décider du futur de la rue, une fois les maisons démolies et le viaduc construit.

En octobre 2012, suite aux élections communales, Rachid Madrane remplace Emir Kir comme secrétaire d’État, ce dernier endossant le rôle de bourgmestre de Saint-Josse. Les habitant·es craignent que le gouvernement bruxellois ne profite de la période de latence post-électorale pour délivrer le permis d’urbanisme. Interpellé en mai 2013 en Commission d’aménagement du territoire, le nouveau secrétaire d’État semble se défiler. Tout le monde est responsable mais tout le monde reste les bras croisés. Pourtant reconstruire de quoi loger les 85 ménages coûterait de l’ordre de 8 millions d’euros à Infrabel. Une paille à côté des 312 millions qu’a coûté la gare des Guillemins !

En attendant, les habitant·es vivent au jour le jour, n’osant plus rénover leurs habitations.

La vie en sursis

Dans le même temps, dans la mesure où Infrabel acquiert peu à peu les maisons visées par la démolition, se pose inévitablement la question du vide ainsi créé dans la rue. C’est pourquoi, en juin 2009, une convention est négociée entre l’asbl Woningen 123 Logements et Infrabel afin de permettre l’occupation temporaire de logements en attendant leur démolition, initialement planifiée en 2012. En 2011, la gestion de l’ancienne Poissonnerie sera transférée à l’asbl Woningen 123 : le lieu accueillera des personnes à revenu modeste aux étages et une permanence d’aide à la recherche d’un logement une fois par semaine, un studio d’enregistrement au sous-sol et diverses activités culturelles au rez-de-chaussée. Infrabel financera un poste de travail mi-temps pour assurer le suivi des maisons prises en gestion. Ainsi, ce sont peu à peu des personnes précaires qui prendront la place des résidents historiques. Ils ne paient pas de loyer réel, mais une contribution mensuelle au coût de gestion. En 2023, Infrabel avait ainsi récupéré presque toute la rue : seules 7 des 26 maisons sont restées dans les mains de leur propriétaire historique.

En septembre 2022, les habitant·es recevaient un courrier leur annonçant que le projet de viaduc était « suspendu » (sic !). Et pour cause, rien dans le plan d’investissement pluriannuel actuel, aucun budget n’a été inscrit pour réaliser ce projet. Autrement dit, aucun chantier ne démarrera avant 2032. Selon des riverain·es, deux des maisons rachetées par Infrabel ont été déclarées inhabitables. De façon générale, les maisons se dégradent. Cela fait près de 20 ans qu’elles sont en sursis, comme tous ceux qui y vivent. L’asbl Woningen 123 Logements ne gère plus que cinq maisons et son travailleur a peu de ressources pour faire quoi que ce soit face à l’état désastreux des maisons.

Qui est responsable de cette situation ? Les habitant·es précaires ou Infrabel qui a laissé perdurer cette situation scandaleuse depuis près de vingt ans ?

par Claire Scohier

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