En 1996 est introduite une demande de permis visant à démolir les ateliers Citroën pour en faire un ensemble de bureaux. C’est le début d’une mobilisation citoyenne pour la préservation et le classement du complexe Citroën, un vaste ensemble architectural de 16.500 m², construit dans les années 1930, trônant le long du canal. Si la procédure de classement sera laissée sans suite, les autorités publiques prennent néanmoins conscience de la valeur patrimoniale de ce bâtiment phare de l’architecture moderniste. Il sera finalement racheté en 2017 par la Région bruxelloise pour en faire un musée d’art moderne. Ce projet, Kanal, permet certes la préservation du bâtiment, mais à quel prix ! Plus de 400 millions d’euros auront été nécessaires pour que le nouveau musée puisse ouvrir au public.
La saga du complexe Citroën est une histoire des luttes qui ont traversé Bruxelles, et plus singulièrement la zone du canal, mais c’est avant tout l’histoire d’un bâtiment remarquable. Couvrant tout un îlot le long du canal, les établissements Citroën agissent comme une véritable porte de ville à l’entrée de Bruxelles. Cela résulte d’une stratégie concertée de Citroën qui, dès 1925, crée son propre atelier d’architecture afin de multiplier les lieux de distribution de la marque, mais aussi d’utiliser les dernières avancées techniques pour faire la promotion de leurs produits. Les imposantes structures en verre et en acier servent donc d’écrins pour la mise en avant des voitures ; ces merveilles de technologies de l’époque rendues pour la première fois accessibles aux masses. Le complexe Citroën de Bruxelles est le premier garage de la marque ouvert en dehors de France. À son inauguration, en 1934, il s’agit du plus grand concessionnaire et atelier mécanique d’Europe. Connu surtout pour sa rotonde, contenant une salle d’exposition de 23 m de haut construite d’un seul tenant en verre et acier, le complexe comprend aussi un très grand bloc d’ateliers de 102 m sur 130 m. Conçus de façon à ce que l’écran de verre des façades soit placé à l’extérieur de la structure d’acier, les ateliers présentent une surface vitrée continue scandée seulement par une fine trame métallique. L’effet, au-delà de la prouesse technique, est saisissant. Les deux parties que sont la rotonde et les ateliers sont reliées par une rue intérieure couverte.
La demande de permis de 1996 concerne la démolition des ateliers afin d’en faire un complexe de 80.000 m² de bureaux pour la banque ING et de 14.000 m² de logements. Cette demande s’inscrit dans une dynamique qui traverse plus largement Bruxelles, et le reste de l’Europe, à savoir la disparition d’activités industrielles au profit de l’économie tertiarisée. Cette demande intervient d’ailleurs juste après les premières constructions du siège de la Kredietbank, aujourd’hui KBC, sur la rive opposée du canal. La crainte est donc forte que les abords de la voie d’eau ne se voient confisqués par les bureaux. Et puis il y a la valeur architecturale du bâtiment, qui est régulièrement cité comme un des exemples les plus aboutis de l’architecture moderniste, et qui serait amené à disparaître avec ce projet.
Le permis d’urbanisme pour le projet ING ne sera finalement pas délivré. Il a cependant rendu bien réel la possibilité que Citroën ne puisse revendre son bâtiment et que celui-ci soit transformé. C’est pourquoi, en 2000, l’asbl Pétitions-Patrimoine et le Bral profitent des Journées du patrimoine pour initier une procédure de classement des ateliers Citroën. Depuis la nouvelle ordonnance de 1993, il est en effet possible d’initier une procédure d’examen de classement sur base d’une pétition réunissant les signatures d’au moins 150 Bruxellois·es. Forte de plus de 500 signatures, la demande est officiellement introduite. Malgré le respect scrupuleux de la procédure, cette demande restera sans suite. À l’occasion des Journées du patrimoine de 2005, Pétitions-Patrimoine, le Bral et l’ARAU publient un communiqué de presse exigeant qu’après 5 ans d’attente, une suite soit donnée à la pétition de classement. En 2007, une question parlementaire remet sur le tapis la question de la procédure de classement et la réponse d’Emir Kir est pour le moins surprenante ; alors que le gouvernement a bien conscience de la valeur exceptionnelle de ce bien, il ne le classe pas, car il n’y a pas de menace directe sur le bâtiment. Il semblerait que les ateliers Citroën souffrent de cette incapacité plus générale de reconnaître et valoriser, à Bruxelles, le patrimoine industriel.
Si le classement du site ne sera jamais obtenu, le PPAS Willebroeck de 2008 entérine néanmoins sa valeur architecturale et la nécessité d’en tenir compte dans les aménagements futurs. L’issue de la saga se joue en 2015 quand, depuis le MIPIM de Cannes (grand marché international des professionnels de l’immobilier), le Ministre Président Rudi Vervoort annonce avoir trouvé un accord pour le rachat du site par la Région de Bruxelles-Capitale. Que cette annonce soit faite durant le MIPIM n’est pas un hasard. Cette grande messe de la promotion immobilière mondiale est devenue le principal lieu où se courtisent, loin des regards, les autorités publiques et les grands investisseurs du capitalisme globalisé. En annonçant ce rachat et la création d’un futur Musée d’Art Moderne et Contemporain, la Région bruxelloise est bien plus en train de chercher à attirer touristes et investisseurs dans la zone du canal que de servir la culture.
S’il faut se réjouir que le bâtiment Citroën soit conservé et rénové dans son ensemble, cela ne peut cependant pas se faire à n’importe quel coût. À cet égard, de nombreuse critiques ont été formulées à l’encontre du projet Kanal porté par la Région de Bruxelles-Capitale.
La première de ces critiques concerne la nécessité même d’ouvrir un nouveau Musée d’Art Moderne et Contemporain à Bruxelles. En effet, la ville dispose déjà du Wiels, un autre bâtiment industriel emblématique transformé en centre d’art contemporain.
La seconde se rapporte au partenariat avec le Centre Pompidou. Kanal est en effet associé au centre d’art français qui, moyennant un contrat annuel de 2 millions d’euros, fait circuler une partie de ses collections par Bruxelles. Pourquoi aller chercher un partenaire étranger et payer plusieurs millions d’euros par an alors que l’on dispose de collections importantes en Belgique ?
La troisième concerne la complexité, la durée et le coût des travaux de rénovation. Le bâtiment a été racheté en 2015 pour un montant de 20,5 millions d’euros avec des travaux de rénovation estimé à 140 millions. Cependant, ces coûts sont déjà réévalués à 200 millions pour arriver à un total de 225 millions pour la partie immobilière du projet, ce qui est considérable.
Sur la question des coûts également est pointé le manque d’expérience et de professionnalisme de l’équipe en charge du Musée. Un rapport de la Cour des comptes datant de mai 2023 est extrêmement critique vis-à-vis du plan financier du musée. Même au-delà de la phase de travaux, les projections sur les recettes sont considérées comme peu crédibles et l’ampleur du projet disproportionnée par rapport aux besoins, mais surtout aux moyens de Bruxelles. En particulier la masse salariale prévue pour l’institution qui non seulement rassemblera, à terme, plus de 115 salariés, mais qui propose aussi des salaires 50 % plus élevés que dans d’autres institutions culturelles fédérales comme les Bozar (salaire annuel moyen de 94.000€ contre 60.000€ aux Bozar).
Le contrat de gestion de la Fondation Kanal pour les années 2024-2028 dépasse donc les 40 millions par an, soit presque un triplement par rapport à la période 2019-2023. Ce montant, très élevé, est jugé peu soutenable par la Cour des comptes. D’autant qu’il acte le fait que le coût du musée Kanal s’élève à 24€/an pour chaque Bruxelloise et Bruxellois en âge de contribuer. Cela est plus du double que d’autres institutions muséales comme la Tate Gallery de Londres, par exemple.
Malgré ces nombreuses critiques, si rien n’est jamais vraiment venu remettre en question la voilure du projet Kanal, c’est sans doute aussi parce que le cœur de celui-ci n’est pas uniquement de devenir une institution culturelle. Plusieurs déclarations politiques assument pleinement une dynamique de touristification derrière ce projet muséal. Il est d’ailleurs annoncé que plus de 60 % de sa fréquentation projetée se fera par des visiteurs venant d’en dehors de la Belgique. Une des ambitions serait que les touristes visitant la grand place de Bruxelles, traversent ensuite le centre à pied jusqu’au musée Kanal. Une ambition qui viendrait pleinement justifier la mise en place du piétonnier. Et qui, en créant une nouvelle chalandise, viendrait également accélérer la montée en gamme foncière du tronçon allant de la place De Brouckère jusqu’à la petite ceinture. Si l’on ne peut que questionner cette dynamique de touristification, il faut également s’interroger sérieusement sur la capacité financière de la Région à soutenir, sur le moyen et le long terme, un projet culturel représentant un tel coût pour chaque habitant.e de Bruxelles.