Haut lieu de l’essor industriel bruxellois, le site de Tour et Taxis fait l’objet au début des années 1990 de nombreuses convoitises immobilières pour sa reconversion. Le projet Music City d’une salle de concert de 12 000 places fera l’objet d’une longue lutte des habitant·es qui s’avèrera payante. Mais ce ne fut que le coup d’envoi d’une longue saga dont le secteur privé est sorti grand gagnant, avec l’aide précieuse des pouvoirs publics…
Au départ, c’était un terrain vierge de 45 hectares qui a longtemps appartenu à une riche famille italoallemande, les Thurn und Taxis, qui prospéraient dans les services postaux depuis plusieurs siècles. Avec l’essor industriel du XIXe siècle, le site de Tour et Taxis devient en 1900 l’espace idéal pour établir un grand complexe multimodal de dédouanement et d’entreposage de marchandises, relié aux quais du nouveau port de Bruxelles par un faisceau de voies ferrées.
Cette activité perdure jusqu’aux années 1970, époque durant laquelle les services de douane sont restreints par la levée des barrières européennes tandis que le transit ferroviaire est affaibli par le développement massif du transport routier. À mesure que l’économie bruxelloise se désindustrialise, le site de Tour et Taxis décline. Le dernier train quitte le site en 1993, le laissant en grande partie désaffecté…
À peine vidé de ses fonctions, le terrain se met à susciter les convoitises. De nombreux promoteurs immobiliers souhaitent en effet racheter et reconvertir Tour et Taxis – bien que toujours propriété d’organismes publics, de la SNCB et du Port de Bruxelles [1] – pour en tirer profit. Parmi les divers projets de réhabilitation (musée, marché aux fleurs, prison (!)…), Music City tire son épingle du jeu en 1993.
Porté par la société privée flamande, Language of Forms (derrière laquelle se cache une société américaine, premier exploitant de salles de spectacle au monde) et Eurostation (filiale de la SNCB chargée de valoriser le patrimoine dont elle a la propriété), Music City projette d’ouvrir une salle de concerts de 12 000 places à l’automne 1996, de multiples autres infrastructures administratives et commerciales et 2 200 places de parking [2].
Un programme qui n’a rien à voir avec les fonctions historiques du site et qui ne répond aucunement aux besoins des quartiers populaires qui l’entourent. Si Music City n’est clairement pas tourné vers le quartier maritime, il ne s’adresse d’ailleurs pas uniquement aux Bruxelloi·es, voire aux Belges puisque l’idée est de tabler sur notre réseau dense d’autoroutes pour attirer un public français, allemand ou hollandais.
La Ville de Bruxelles, sur le territoire de laquelle le site de Tour et Taxis est entièrement situé, est divisée sur le projet. Si le bourgmestre François-Xavier de Donnea en est un fan inconditionnel, son échevin de l’urbanisme, Henri Simons déclare : « je ne veux pas d’une cité spectacle à l’américaine avec un public qui roule en BMW, cela risque de poser des problèmes dans un quartier pauvre. La Ville attend des propositions concrètes d’intégration des jeunes dans le projet » [3].
Mais c’est la commune de Molenbeek, dont fait partie le quartier Maritime qui jouxte le site, qui devra en supporter toutes les nuisances… sans bénéficier de la manne des taxes sur les spectacles. Alors bourgmestre, Philippe Moureaux dénonce un « machin artificiel qui ne se branche pas sur la réalité sociologique du quartier » [4]. La rentabilité du projet est aussi mise en doute. La Région bruxelloise, quant à elle, ne semble pas manifester de réelle opposition au projet.
Induisant la démolition d’une partie du bâti historique, Music City ne manque pas en tout cas de faire réagir les comités de quartier (Le Maritime, Marie-Christine/Reine/Stéphanie et Nord) et les associations (La Fonderie et le BRAL dans un premier temps, IEB plus tard), très critiques et qui s’uniront plus tard au sein de la Fondation T&T21. Pour l’heure, en 1995, la Fonderie propose un contre-projet de Cité des Arts et de la communication.
Guido Vanderhulst précise : « Ce dont nous avons besoin c’est d’un projet qui implique les Bruxellois, un projet qui ait une rentabilité sociale, économique, culturelle, patrimoniale et bien entendu, financière […] Nous proposons de faire du site un endroit qui réconcilie la région avec son passé (industriel) et son histoire » [5].
Pour chaque bâtiment, la Fonderie a des suggestions : la gare de marchandises, dite Gare Maritime pourrait abriter le musée fédéral du chemin de fer, l’hôtel des Postes resterait un centre régional avec des fonctions fédérales et européennes, l’entrepôt B serait reconverti en centre polyvalent tandis que les extensions abriteraient un centre industriel, des salons professionnels, des salles de répétitions, des ateliers de réparation…
Si le contre-projet n’aboutit pas, la mobilisation des habitant·es et associations continue. En 1998, malgré un avis finalement négatif de la commission de concertation organisée à la Ville de Bruxelles, un permis d’urbanisme est délivré par la Région. Plusieurs recours au Conseil d’État et certaines prises de position politiques en faveur du patrimoine aboutiront finalement à l’abandon du projet Music City à la fin de l’année 2000. Cependant la victoire des comités et associations est de courte durée, puisque les autorités s’apprêtent à prendre une décision déterminante pour l’avenir de Tour et Taxis : vendre ce terrain public au secteur privé.
L’État choisit de renoncer à la maîtrise de son patrimoine foncier pour le confier à des promoteurs et il le fait pour des bénéfices dérisoires.
Les négociations avaient commencé à la fin des années 1990, elles aboutissent finalement en 2001 à la vente des deux tiers du terrain (30 hectares) à deux sociétés privées, Robelco pour la partie nord et Leasinvest Real Estate (filiale du holding Ackermans & van Haaren) réunis sous la joint-venture T&T Project [6]. Non seulement l’État choisit de renoncer à la maîtrise de son patrimoine foncier et de le confier à des promoteurs aux intérêts opposés aux besoins des habitant·es, mais il le fait pour des bénéfices dérisoires.
En effet, les montants (32,5 millions pour la partie appartenant à la SNCB + 11,7 millions d’euros pour la partie appartenant au Port de Bruxelles) sont calculés sur la base des prix des terrains industriels de l’époque et pas sur la rentabilité attendue des nouvelles fonctions visées par la promotion immobilière.
La même année, les pouvoirs publics, apparemment décidés à abonder dans le sens des promoteurs, choisissent de changer les affectations de la partie désormais privée de Tour et Taxis (via le Plan Régional d’Affectation du Sol). De fait, ils y autorisent à présent l’installation de fonctions résidentielles, administratives et commerciales, bien plus lucratives pour les nouveaux propriétaires mais ne négocient aucun mécanisme de captation des plus-values.
L’aménagement de la partie privée de Tour et Taxis nécessite néanmoins l’élaboration préalable d’un Plan Particulier d’Affectation du Sol (PPAS), aucun permis ne pouvant a priori être délivré sans celui-ci.
En 2009, alors qu’il n’y a toujours pas de PPAS en vue, la Région se dote d’un Schéma Directeur (SD), document d’orientation stratégique dont la dynamique de participation est rapidement remise en cause et estimée insuffisante par les membres des comités de quartier [7]. Le SD prévoit un programme qui entend concilier réponse aux besoins locaux et rayonnement du site à l’échelle régionale. Il propose de limiter la construction de nouveaux bâtiments et recommande de dédier cette surface à un minimum de 40 % de logements, dont 30 % de conventionnés et 20 % de logement social. Le reste de la superficie se partage entre 20 % de bureaux et 20 % d’équipements et de commerces. Une liste des équipements nécessaires est dressée : trois crèches, deux écoles primaires, une bibliothèque/médiathèque, des équipements de sport et des espaces à vocation socio-éducative.
Fin 2009, coup de théâtre : les pouvoirs publics octroient aux promoteurs un permis pour la moitié de la partie privée de Tour et Taxis, permis conçu sur la base de clauses précises permettant de se passer de PPAS. Ayant signé en 2001 un contrat d’achat avec des conditions suspensives d’obtention de permis endéans les 7 ans, les promoteurs affirment avoir dû introduire un permis de grande ampleur pour éviter la suspension de la vente [8].
Ce permis, qui ne s’encombre nullement des orientations définies dans le Schéma Directeur, ne sera jamais mis en œuvre mais servira de précédent légal à même d’orienter le contenu du futur PPAS. Les pouvoirs publics, régulièrement menacés de recours au Conseil d’État par les promoteurs, renonceront dès lors à revenir sur les autorisations délivrées afin de ne pas risquer de ralentir la reconversion du site de Tour et Taxis [9]…
Bien que jamais mis en œuvre tel quel, le permis délivré donnera naissance à toute une série de permis modificatifs permettant au développement du site de commencer en l’absence du PPAS. Ce saucissonnage compliquera grandement la compréhension des enjeux, la construction d’une vision d’ensemble et la participation des habitant·es et associations.
Dans les années 2010, sortent de terre les deux premiers immeubles de bureaux destinés à des administrations publiques. Le premier, surnommé « grille-pain », accueille l’administration Bruxelles Environnement qui loue le bâtiment (à une autre société privée) grâce à l’argent public pour un peu plus de 3 millions d’euros par an (contre 1,4 million d’euros payés annuellement pour son ancien siège). L’autre héberge l’administration flamande.
En 2017, 16 ans après la revente du site, le PPAS est finalement adopté. S’écartant des recommandations du Schéma Directeur sur lequel il était pourtant censé être élaboré, il ouvre grand la porte à la spéculation. La densité autorisée passe de 300 000 à 370 000 m² alors que l’on se trouve dans l’un des quartiers les plus denses de la Région qui compte 5 000 ménages par km² (contre une moyenne bruxelloise de 3 400 ménages par km²).
La proportion de bureaux autorisée est doublée tandis que les équipements tombent à 5 % de la surface constructible. En outre, le plan autorise la construction de nombreuses tours allant de 24 à 150 mètres de haut.
Quant au logement, la proportion augmente de 10 %, mais la répartition de 30 % de logements conventionnés et 20 % de logements sociaux passe à la trappe. La construction de nouveaux appartements restera essentiellement privée et vendue au prix du marché ; seuls 11 % de logements conventionnés correspondant aux charges d’urbanismes y seront prévus et plus aucun logement social ! Les nouveaux logements seront totalement inabordables à la majorité des habitant·es de la Région, et a fortiori aux habitant·es du quartier maritime dont le revenu médian est de 16 000 euros par an (contre une moyenne régionale de 27 000 euros).
En 2018, le promoteur rénove l’ancienne Gare Maritime. En lieu et place d’équipements et commerces adressés au quartier, on y trouve notamment plusieurs magasins de design, mais aussi de produits bio et locaux, d’œuvres d’art, d’articles Apple ainsi qu’un centre de bien-être, une clinique de médecine esthétique sans oublier un Food Market aux plats de chefs étoilés. Le bureau suit la même tendance, presque uniquement dédié à des employés à haut niveau de diplôme travaillant dans des sociétés spécialisées en technologie, numérique, audiovisuel, management et communication.
Avec son nouveau programme, le site s’éloigne définitivement des activités productives pourtant pourvoyeuses d’emplois « peu qualifiés » dont les quartiers environnants auraient besoin puisque le taux de chômage y est de 30 % [10]. Bien que mises en exergue depuis les années 90, les perspectives actuelles d’emploi local s’avèrent (quand elles existent) peu valorisantes, cantonnées aux rôles de gardiennage ou d’entretien. Trente ans plus tard, les mots du Port de Bruxelles, à l’époque copropriétaire du site, à l’encontre de Music City s’appliquent tout autant au quartier développé par Nextensa : « Bruxelles en a marre des mégaprojets immobiliers. Il est temps de penser aux habitants et à l’emploi ».
Pourtant le rôle des pouvoirs publics a été déterminant dans cette affaire. D’une part, ils ont levé les contraintes réglementaires, modifié les droits d’utilisation du sol et délivré les permis nécessaires ; de l’autre, ils ont contribué à faire la promotion de la zone canal via du marketing urbain et des campagnes de communication, visant à effacer les stigmates associés aux quartiers populaires concernés. En témoignent les nombreux investissements visant à faire monter le quartier en gamme et en attractivité : passerelle Suzan Daniel, parc Béco, Musée Kanal d’art contemporain, future ligne de tram pour l’accès…
Alors que le passé industriel du site ne subsiste plus que comme décor, on estime la valeur à la revente des développements immobiliers à Tour et Taxis à plus d’1 milliard d’euros, soit 25 fois la valeur d’achat des terrains. Une somme dont la collectivité ne verra pas la couleur…
« Bruxelles en a marre des mégaprojets immobiliers. Il est temps de penser aux habitants et à l’emploi ».
[1] BRAL, « Tour & Taxis, fondre l’héritage (monumental) dans un projet urbain concerté », octobre 2004, dossier de Bral vzw.
[2] G. ORIGER, « Vingt ans de politique portuaire à Bruxelles (1993-2012) II. Contrats de gestion 1994-1999 et 2002-2007 », Courrier hebdomadaire du CRISP, 2014/26-27 (no 22312232), p. 5-100.
[3] « Fleuron industriel pour Show-Bizz ambitieux », Ville et Habitant n°280, 1998.
[4] « Music city revient au-devant de la scène ». Le Soir, 26 octobre 1995.
[5] « Une vitrine du XXe siècle », La Libre, 22 juillet 1995.
[6] En 2015, l’un des propriétaires vendra ses parts à l’autre. La partie privée de Tour et Taxis est maintenant la propriété exclusive de la société Nextensa, toujours filiale du holding Ackermans & van Haaren.
[7] COMITES DE QUARTIER LE MARITIME et MARIE-CHRISTINE/REINE/STEPHANIE, « Tour & Taxis, encore… », Texte de base des principes et conditions des comités d’habitants pour la mise en place d’une réflexion commune sur l’avenir de Tour et Taxis et des quartiers environnants, 25 août 2005.
[8] M. DE BIEVRE (CEO de Project T&T), cité dans la retranscription de son intervention dans le cadre de la 39 e école urbaine de l’ARAU, https://www.arau.org.
[9] Entretien avec Perspetive.Brussels, 1er mars 2024.
[10] PERSPECTIVE.BRUSSELS, « Tour et Taxis, diagnostic territorial et focus sur les équipements d’intérêt public », étude, novembre 2020.