Inter-Environnement Bruxelles
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1993 : l’arrivée du sac poubelle jaune

Depuis sa création, Inter-Environnement Bruxelles interpelle les autorités publiques sur les pollutions générées par les déchets et leur élimination. Une ville dense, comme Bruxelles, en produit en grande quantité dans divers lieux : habitations, bureaux, restaurants, commerces, espaces publics, entreprises… Elle élimine ses eaux usées en se servant de la Senne comme exutoire [1] et elle tâtonne entre éloignement, enfouissement, élimination, (re)valorisation, recyclage pour les autres. En 1993, la Région bruxelloise réorganise la collecte des papiers et cartons en demandant aux habitant.es de les emballer dans un sac jaune.

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Jusqu’à la naissance de la Région bruxelloise en 1989, l’élimination des déchets revenait à l’Agglomération et aux communes. De cette époque, elle récupère une usine d’incinération à trois fours, dont l’inauguration concorde, en 1985, avec la fermeture de sa grande décharge située à côté du Pont Marchant, à Anderlecht.
La solution favorite des Trente glorieuses était d’entasser et d’enfuir ses poubelles. L’usine d’incinération, elle, colle mieux aux troubles boulimiques des années 80 : « surconsommer, éliminer, surconsommer ». Elle est le recours idéal pour le « consommateur-jeteur-oublieur » : elle fait totalement disparaître les immondices tandis qu’une décharge les expose à la vue et au nez de « tout le (pauvre) monde ». Les fours désintègrent les ordures de toute espèce et les transforment en combustible pour fournir la vapeur de la centrale électrique contiguë.i

L’inauguration de l’incinérateur bruxellois concorde également avec l’interruption des collectes hebdomadaires publiques au porte à porte des cartons, journaux et magazines, que l’Agglomération organisait entre 1974 et 1985. Dans quelques quartiers, elles restent assurées par une association, l’Asbl Terre, qui revend le carton au poids pour financer ses actions caritatives [2].

À sa création, la Région bruxelloise se dote d’une législation, d’une administration et d’organismes d’intérêt public dont l’Agence Bruxelles Propreté (ABP). En 1991, la Région soumet son premier Plan relatif à la prévention et à la gestion des déchets à l’enquête publique. Le texte, devenu Arrêté du gouvernement régional en 1992, réinstaure la collecte à domicile de papiers et journaux.

À l’époque, protection de l’environnement ou raréfaction des matières premières ne sont que des motivations subsidiaires : le texte accompagnant le futur Plan explique la mesure par la menace de saturation de l’incinérateur. Il est vrai que Bruxelles jette et brûle à tour de bras : « la quantité actuelle totale de déchets ménagers et assimilés est estimée à 515 kg par habitants et par an dont 484 kg sont incinérés. » Or, la capacité des trois fours est limitée à 500 000t/an. De plus, la Région prévoit un accroissement de sa population. Il s’agit donc de trouver des alternatives pour éviter de traiter ses déchets en dehors de nos frontières : cela coûte cher et la jeune Région veut faire preuve de ses capacités d’autonomie :« dès lors qu’elle est techniquement et économiquement possible et qu’elle n’accroît pas les inconvénients pour l’environnement, la (re)valorisation des déchets sera préférée à leur (simple) élimination. » [3]

Par ailleurs, ce plan instaure aussi un principe qui vaut toujours aujourd’hui : les déchets seront répartis en fraction de matières par les jeteurs à leur domicile : « les actions de tri doivent être réalisées le plus en amont possible des flux de déchets pour assurer une meilleure qualité et la meilleure homogénéité des produits récupérés. » [4]. Déjà, il s’agit de générer une matière première secondaire utilisable et rentable à destination des entreprises qui la rachètent au centre de tri.

Chacun cherche son sac

En 1993, à l’arrivée du premier sac jaune, le tri est volontaire, il ne deviendra obligatoire que vingt ans plus tard, entre 2010 et 2013. [5] Entre-temps, en 2003, la Région impose également le « sac blanc », à prix fixe et de format standardisé destiné aux ordures non triées.

Le passage du volontariat à l’obligation ne tient pas seulement d’une volonté politique locale, mais aussi de la transcription de Directives européennes dans les réglementations nationales et régionales. Pour autant, la législation de l’Union européenne (UE) n’impose ni la méthode du « sac », ni la collecte au porte-à-porte et encore moins les cadences des collectes. Ainsi, d’autres grandes villes d’Europe préfèrent les dépôts en plusieurs containers, installés en voirie. Par contre, l’UE légifère sur les matières à trier obligatoirement, sur leur répartition en flux, en fraction et sur l’organisation de leur transformation en matière première secondaire dans le cadre d’une économie désormais circulaire. À ceci s’ajoutent plusieurs législations de régulations : la mise en place d’une taxe dite de Responsabilité étendue au producteur (REP), des tentatives à limiter le sur-emballage, une interdiction de certains les objets à usage unique comme les pailles ou les sacs de courses en plastique gratuits ou encore l’instauration d’un système de consigne. Ici encore, l’UE édicte les principes, les pouvoirs locaux disposant de certaines marges pour en définir les conditions d’organisation pratique. Évidemment, ces régulations sont freinées par les fédérations de la grande distribution et de l’agroalimentaire qui n’apprécient guère les contraintes. La Région intervient donc là où elle exerce une forme de pouvoir, à savoir sur l’aval de la production : les jeteurs : les ménages et les professionnels. [6]

Désormais, à Bruxelles, les ménages doivent répartir leurs restes en cinq sacs de couleur : papiers, plastiques & métaux (PMC), végétaux de jardin, organique [7]. Le reste peut encore valser au sac blanc, non trié. Au tri à domicile, une liste d’objets sont à déposer dans des points de collectes ou au recypark : les piles, les ampoules, les appareils électriques et numériques, les matelas, les huiles, les produits chimiques et les déchets de chantier. En 2025, la Région instaurera une nouvelle ‘fraction’ à ôter du sac blanc : le textile.

Au sein de la très complexe ingénierie du recyclage, la population intervient comme pollueur-trieur. Le pré-tri s’ajoute aux tâches domestiques des habitant.es et s’impose dans son temps et son espace privé et présuppose la capacité à fractionner des matières et à les répartir dans les contenants ad hoc. La Région cherche à motiver sa population avec des campagnes de sensibilisation mais aussi de répression « volante » : des agents contrôlent ponctuellement certaines rues et sanctionnent les erreurs d’une amende. Or, le système pollueur-trieur se fonde sur un principe d’égalité et non d’équité. Pourtant, chacun sait que la population bruxelloise est hétérogène socialement et économiquement. Elle ne dispose pas d’une égalité d’espace, de temps ni même de savoir pour comprendre la logique menant à déposer telle ou telle matière dans la poubelle adéquate. Le système semble calibré pour un ménage disposant d’un espace de stockage de qualité et suffisant et pour qui les tâches ménagères sont peu chronophages.

La poubelle orange pour les matières organiques n’a d’ailleurs pas rencontré le succès escompté… et une analyse plus fine mérite d’être réalisée à ce sujet. Peut-être son étude générera-t-elle des alternatives intéressantes, des réformes utiles de la filière du recyclage : la Région pourrait installer des “bulles” à déchets dans les rues denses, permettant d’y déposer des détritus dès que nécessaire. Plutôt que de miser sur la construction d’une unité de bio-méthanisation régionale, elle pourrait soutenir davantage la création de composts collectifs. L’État fédéral pourrait exiger plus de transparence sur les filières du recyclage dont l’opacité décourage à participer au grand effort collectif pour trier au mieux ses déchets. Enfin, elle pourrait également imposer plus drastiquement une régulation des produits mis en circulation – sur-emballage, obsolescence programmée, composition des produits, etc. Bref, travailler la pollution à la source plutôt qu’à l’aval.

Si le principe du recyclage est évidemment préférable à l’incinération, à l’enfouissement ou à l’éloignement de nos poubelles au bout du monde, son organisation et ses conséquences sur la population mérite un regard critique, des aménagements et une plus grande responsabilisation des protagonistes industriels de la surproduction de déchets. En effet, s’engager dans l’économie circulaire leur sert trop souvent d’excuse pour continuer à produire tant et plus. Une circularité lucrative qui s’inscrit dans un certain « capitalisme vert ».

Pour aller plus loin : Cataline Sénéchal, Déchets bruxellois : il faut bien en faire quelque chose, Étude d’Inter-Environnement Bruxelles, 2023.


[1Le réseau des égouts se construit dès la fin du XIXe et est alimenté de l’eau des rivières bruxelloises – dont la Senne. Les eaux usées) ou s’y déversent (dans la Senne) à la frontière de Vilvorde et ne sont épurés par deux stations que depuis une vingtaine d’années.

[2Concept développé par Monsaingeon, Baptiste. Homo detritus, critique de la société du déchet, Seuil, 2017 257p

[3La récup de vieux papiers participe également des métiers - formel/informel » traditionnel des villes, avant leur formalisation par des associations caritatives, les services publiques ou des entreprises privées. Pour le contexte bruxellois, lire, par ex. C. Sénéchal « Recycleurs des rues » dans « Des chiffons et du béton », Bruxelles en Mouvements, 2022.

[4Projet de Plan de gestion des déchets en Région bruxelloise, exécutif de la Région bruxelloise, septembre 1991. Archives IEB. Disponible dans notre centre de documentation.

[5Pour les institutions publiques et les ménages en 2010 et pour les entreprises (avec statut de personnes morales), les commerces, les unités de production, et les asbl en 2013.

[6Les REP et la gestion des déchets professionnels sont cadré par le « Brudalex ». Les “compétences” en matière de gestion de déchets sont régionales mais la régulation des compositions d’un produit et de son emballage éventuel pour sa mise sur le marché est fédérale.

[7La contrainte vaut également pour les déchets professionnels dont l’enlèvement n’est pas assuré par l’ABP mais par un service privé.