1991, c’est l’année où la Région confirme son soutien au terminal TGV en gare du Midi : une décision qui aura pour conséquence de bouleverser durablement le quartier et de faire le lit d’une spéculation menée tant par les pouvoirs publics, que par la SNCB et divers promoteurs. C’est aussi l’année où la Région entérine un Schéma de développement pour le quartier, sorte de préfiguration des actuels Plans d’Aménagement Directeur (PAD). Bref retour sur cette longue saga [1].
Il existe une version longue de cet article : 1991 : Quartier Midi : le cycle immobilier perpétuel.
En 1989, l’usine Côte d’Or, située à côté de la gare du Midi, ferme ses portes. La même année, le bureau d’étude Stratec recommande l’installation du terminal TGV bruxellois à la gare du Midi. Le Ministre-Président Charles Picqué se prononce en faveur de cette implantation, ouvrant la voie aux rumeurs et à la spéculation. La SNCB est à l’époque plombée par une dette colossale envers l’État belge. Elle se transforme donc en promoteur via sa filiale Eurostation pour réaliser une vaste opération immobilière afin de financer l’installation du terminal TGV.
En 1991, la jeune Région élabore un Schéma de développement du quartier qui prévoit notamment une mixité de fonctions, de vastes espaces verts et de grandes places publiques, en plus de limiter les gabarits des nouveaux bâtiments à ceux du quartier… Mais sa mise en œuvre sera morcelée en cinq PPAS qui vont rapidement emprunter d’autres directions. En effet, les communes riveraines de la gare, Anderlecht et SaintGilles (dont le Bourgmestre est Charles Picqué) espèrent chacune bénéficier des retombées potentielles de l’internationalisation du quartier. Saint-Gilles adopte, dans la foulée, un plan d’expropriation visant 176 parcelles (un millier d’habitant·es).
La Région met sur pied sa propre société immobilière, la SA Bruxelles-Midi, censée contrôler les opérations dans le périmètre du PPAS Fonsny 1 situé sur Saint-Gilles. Son objectif est de s’interposer entre les petit·es propriétaires et les promoteurs, racheter les terrains aux uns pour les revendre aux autres afin d’empocher les plus-values. Mais 75 % des parcelles autour de la gare appartiennent soit à la SNCB soit à des promoteurs. Ces derniers créent la SA Espace Midi. Un véritable bras de fer s’installe entre les différentes parties à la manœuvre.
Mais les moyens disponibles sont en décalage complet avec les ambitions de la Région. La SA Bruxelles-Midi est sous-financée et incapable de maîtriser le foncier dans le périmètre. En proie à l’incertitude, le quartier se désagrège, ressemblant de plus en plus à une ville bombardée. Les habitant·es sont expulsé·es/exproprié·es au coup par coup moyennant des indemnités de misère.
Pour réaliser une vaste opération immobilière afin de financer l’installation du terminal TGV, la SNCB se transforme en promoteur.
Il faut attendre 2005 pour qu’un comité se constitue, le Comité du quartier Midi, pour faire face à la destruction et aux conséquences des différents plans d’expropriation adoptés par la Commune de Saint-Gilles. Il estime qu’à ce moment, il reste encore près de 200 habitant·es dans les îlots menacés. Le Comité obtient assez rapidement le soutien du BRAL, du Syndicat des locataires, du RBDH, de la Ligue des droits de l’Homme et de l’ARAU. Il agit sur tous les plans : information et accompagnement social et juridique des habitant·es, organisation de conférences de presse, interpellation des politiques, visites et fêtes de quartier… et rend aux habitant·es fragilisé·es leur dignité.
Cependant, la machine est lancée et, entre 1995 et 2010, le quartier va doubler son stock de bureaux neuf, passant de 300 000 à 600 000 m² dans une Région comptabilisant 2 millions de m² de bureaux vides. À la même période, Atenor et CFE acquièrent un large terrain situé juste à côté de la gare pour y développer les tours « Victor », prévoyant la création de 100 000 m² de bureaux supplémentaires. Un projet qui semble adoubé par les pouvoirs publics, lesquels s’empressent d’abroger les deux PPAS en vigueur à cet endroit et dont le maintien aurait contrarié les ambitions des promoteurs. Ici aussi, les habitant·es se mobiliseront sous le nom de code « Dark Victor », affichages, stickers « Non aux tours Victor », communiqués de presse… De concertation en concertation, de plans modifiés en plans modifiés, le projet sera mis au frigo de longues années.
Parallèlement, en 2008, la SNCB annonce son intention de centraliser ses bureaux sur l’assiette du chemin de fer de la Gare du Midi, c’est-à-dire le long ou au-dessus des voies. Son souhait : restructurer entièrement ses espaces de bureaux actuellement vides du côté de l’avenue Fonsny, en ce compris l’ancien centre de Tri postal, pour y regrouper à terme tous ses services du groupe SNCB actuellement disséminés dans le quartier. La SNCB annoncera, sans le moindre appel d’offres, un bâtiment transparent en forme de « V » surplombant de 120 mètres les voies ferrées, élaboré par l’architecte-vedette Jean Nouvel. Le bâtiment de 550 mètres de long, s’étalant jusqu’au pont de la rue Théodore Verhaegen et de la rue des Vétérinaires, est censé accueillir 250 000 m² de bureaux neufs. Le tout est élaboré en l’absence de débat public ou de concours, sous couvert de clauses de confidentialité.
Entre 1995 et 2010, le quartier va doubler son stock de bureaux, passant de 300 000 à 600 000 m² de bureaux neufs dans une Région comptabilisant 2 millions de mètres carrés de bureaux vides.
En 2013, le Gouvernement décide de mandater son ADT (Agence de Développement Territorial) pour élaborer un « Schéma directeur du quartier Midi » destiné à peser dans le rapport de force en faveur de la Région contre la SNCB. Il sera finalement adopté sans débat public en 2016 mais sans jamais vraiment connaître de mise en œuvre, dès lors que plusieurs projets envisagés sont abandonnés notamment en raison des finances calamiteuses de la SNCB. Toujours en quête de cadre, la Région annonce toutefois en 2018 vouloir adopter un Plan d’Aménagement Directeur (PAD) guidé par le principe de la « gare habitante », comme si le mot avait cette vertu de faire revenir ce qu’on a chassé… Le plan prévoit en effet de construire massivement du logement (200 000 m²) ; mais où vont-ils pouvoir trouver place dans un quartier si densément bâti ?
En septembre 2021, les habitant·es découvrent ce que signifie cette opération de cadrage proposée en vue d’un « rééquilibrage » entre les superficies de bureaux et de logements. En terme d’équilibre, l’alignement se fait par le haut : le PAD ne réduit qu’à peine les superficies globales de bureaux mais, pour accommoder les nouvelles fonctions, autorise des hauteurs allant de 100 à 150 mètres de haut (hauteur de la tour du Midi) et propose des densités écrasantes alors que les quartiers adjacents (Cureghem et le bas de Saint-Gilles) sont déjà parmi les plus denses de la Région. En outre, la volonté de rééquilibrage entre fonctions de bureaux et de logement repose aussi sur une vaste opération de démolition-reconstruction, soit la démolition de près de 300 000 m² de bureaux dont certains ont été construits moins de vingt ans auparavant, telle la fameuse barre du Bloc 2 (place Horta) terminée en 2004 sur le site de l’ancienne usine Côte d’Or.
Quant aux 2 000 nouveaux logements envisagés, rien ne garantit qu’ils soient abordables. Le projet de PAD se contente de reprendre les objectifs flous de la Région de la déclaration de politique régionale (DPR) et son objectif de créer 15 % de logements à finalité sociale, sans autre garantie, et ce, dans des quartiers comptabilisant un très faible pourcentage de logements sociaux : 4 %.
Le projet de PAD Midi s’apparente en réalité à une opération clé sur porte pour valoriser au mieux le foncier de gros acteurs immobiliers privés ou semi-publics en leur autorisant à faire s’envoler les hauteurs de construction. Les bureaux démolis doivent être remplacés par des logements qui ne répondent qu’à un seul besoin : satisfaire l’appétit des promoteurs ! Le projet est suffisamment lisible et inacceptable que pour susciter l’ire des habitant·es qui se rassembleront au sein du collectif Midi Moins Une ! [2]. Vu les nombreuses critiques, le PAD Midi sera mis au frigo.
Les bureaux démolis doivent être remplacés par des logements qui ne répondent qu’à un seul besoin : satisfaire l’appétit des promoteurs !
Parallèlement à la procédure d’adoption du PAD, la SNCB annonce en 2018, pour la deuxième fois, vouloir regrouper ses bureaux de la gare du Midi au sein des bâtiments longeant l’avenue Fonsny et comprenant l’ancien centre de Tri postal. En effet, elle a racheté ces bâtiments à la Poste en 1998, et, depuis lors, ils sont vides. En regroupant ses activités, la SNCB souhaite en fait libérer du foncier en cédant 150 000 m² à des promoteurs privés qui en échange s’engagaient à construire son nouveau siège. Le produit de la vente des sites concernés (Zennewater-Delta, France-Bara, Atrium), estimé à plus de 350 millions d’euros, doit compenser, au moins partiellement, l’investissement que représente la construction du siège, laquelle consiste, en réalité, en une reconstruction de l’ancien centre de Tri plutôt qu’en sa rénovation. La SNCB dit avoir besoin de 75 000 m² alors que le centre de tri n’en fait que 50 000 m². Pour combler la différence, elle propose de doubler la hauteur de la plus grande partie des bâtiments longeant l’avenue Fonsny pour arriver à une barre de 60 mètres de haut et de 236 mètres de long risquant d’impacter fortement la vue des riverain·es qui la rebaptiseront « muraille » [3].
Le 21 février 2020, la SNCB annonce la désignation des heureux élus pour construire le siège et obtenir en échange de son foncier libéré : le consortium BESIX (30 %) – BPC/BPI (30 %) – Immobel (40 %). Le collectif Midi Moins Une ! s’attellera à défendre un plan B qu’il publiera dans une carte blanche [4] : en conservant ses bureaux les plus récents, construits il y a moins de vingt ans, et en rénovant le Tri Postal sans agrandissement, la SNCB pourrait accueillir confortablement l’ensemble de ses travailleur·euses sur deux sites proches, pour un coût économique et environnemental bien moindre. Une option qui sera balayée par les promoteurs et la SNCB et ne sera pas non plus envisagée par les autorités régionales bruxelloises.
Le permis pour le siège SNCB sera délivré en plein été, le 3 août 2022. Malgré la période peu propice, la Commune de Saint-Gilles décidera d’attaquer celui-ci devant le Collège de l’urbanisme qui rejettera le recours. Mais la période écoulée permettra à IEB, au BRAL, au CRU et aux riverain·es de s’organiser pour introduire à leur tour un recours devant le Conseil d’État le 6 février 2023. Surprise ! En mai 2024, la SNCB annoncera subitement la mise en vente des quatre bâtiments faisant précisément l’objet du deal immobilier. On peut imaginer que les calculs financiers du consortium gagnant en 2020 n’étaient plus si favorables en 2024 en raison de l’augmentation significative des coûts de construction et du ralentissement du marché immobilier…
Outre le siège SNCB, d’autres projets immobiliers poursuivent leurs avancées. En 2023, après être resté dans les cartons durant 10 ans, c’est le projet Victor qui revient sur le devant de la scène relifté et raboté sous le nom de Move Hub. Après de multiples tractations et la prise en charge de la quasi totalité du volet logement par Citydev, une nouvelle demande de permis est déposée pour 38 000 m² de bureaux (au lieux des 100 000 m² initiaux), 13 600 m² de logements dont 64 logements Citydev, 2 co-living et 24 logements libres, le tout tenant dans un gabarit maximal de 77 m de haut (au lieu des 150 m initiaux). Reste qu’on est toujours face à un projet massif contenant majoritairement du bureau et pas un seul logement social.
Le collectif Midi Moins Une ! plaidera pour la création d’un parc public à cet endroit. Nous sommes en effet dans un quartier terriblement dense et les espaces verts sont inexistants dans le périmètre du PAD Midi, qui est déjà imperméabilisé à 95 %. Pour sa part, Move Hub n’est pourvu que d’un espace vert limité à 2 658 m², totalement enserré en intérieur d’îlot et entièrement privatif. Malgré un avis unanime favorable de la Commission de concertation, le permis n’a pas encore été délivré.
À l’instar de la SNCB, Infrabel souhaite aussi depuis plusieurs années regrouper ses bureaux, actuellement éparpillés sur plusieurs sites autours de la Gare du Midi, et se doter d’un siège prestigieux qu’elle propose de construire rue de France à Saint-Gilles, là où se trouvent notamment d’anciens logements pour cheminots, vides depuis plusieurs années. La demande de permis sera mise à l’enquête publique en juin 2024 pour construire un immeuble massif de 60 m de haut accueillant 35 000 m² de bureau. Un rapide calcul permet de relever que le déplacement cumulé de la SNCB et d’Infrabel produirait la création de 70 000 m² de bureaux neufs supplémentaires tout en en vidant près de 200 000 m² dont la destination est incertaine !
Se replonger dans l’histoire des politiques urbanistiques et des luttes immobilières du quartier Midi montre que les erreurs commises, et parfois reconnues du bout des lèvres, ne permettent pas toujours aux acteurs à la manœuvre (toujours les mêmes depuis 30 ans) de tirer les leçons nécessaires à un avenir plus optimiste pour ce quartier et ses habitant·es bien malmené·es. Certes nous avons échappé à certaines horreurs mais le tableau en place reste peu rassurant. Les tentatives de planification de la Région continuent d’épouser les desiderata des gros propriétaires privés en place dont on imagine mal pourquoi ils défendraient les fonctions dites « faibles » de la ville si on ne leur impose pas. Et l’aspect chaotique et perpétuellement inachevé du quartier est aujourd’hui encore renforcé par le chantier pharaonique de l’insoutenable projet de Métro3. Heureusement, le feu Comité du quartier Midi a laissé des traces et des enseignements dont d’autres habitant·es et les associations ont pu se saisir. Leur vigilance et leur combat se perpétuent pour enrayer le cycle immobilier et préserver ce qui reste à défendre pour que le quartier ne se transforme pas complètement un jour en un centre d’affaires totalement dévitalisé.
Les tentatives de planification de la Région continuent d’épouser les desiderata des gros propriétaires privés.
[1] Pour approfondir cette saga longue et complexe, lisez le livre de G. BREËS, Bruxelles-Midi : L’Urbanisme du sacrifice et des bouts de ficelle, Aden, 2009 et visionnez le film du même auteur Dans 10 jours ou dans 10 ans, 2008.
[2] Le collectif Midi moins une ! regroupe des habitants de Saint-Gilles et d’Anderlecht ainsi que le BRAL, le CRU et IEB.
[3] https://www.midimoinsune.be/2021/12/08/ les-visites-de-mon-voisin-et-derive-presententen-video-sncb-ou-lart-de-vendre-une-muraille/
[4] « Sortons l’avenir de la Gare du Midi des mains de la spéculation immobilière », carte blanche parue sur https://trends.levif.be, 30 mars 2022.