La Convention pour la sauvegarde du patrimoine architectural de l’Europe, appelée généralement Convention de Grenade [1] suivant son lieu d’adoption en 1985 constitue un jalon important dans la définition du traitement contemporain du patrimoine.
La Convention de Grenade, issue du Conseil de l’Europe, est l’adaptation au contexte européen de la Convention du patrimoine mondial de l’UNESCO datant de 1972 [2]. Cette dernière a elle-même suivi la Charte de Venise [3] de 1964 qui avait posé plus clairement les éléments de l’approche contemporaine de la protection du patrimoine en mettant, en particulier, l’accent sur le concept d’authenticité et défini la notion de site. D’autres conventions sur le patrimoine, avec des visées plus spécifiques, suivront dont la Convention européenne sur le paysage (Florence, 2000) [4] ou la Convention de Faro (2005) sur la valeur du patrimoine culturel pour la société [5].
On pourrait penser que la protection du patrimoine est, somme toute, une matière assez simple à appréhender dans ses principes : on « découvre » un patrimoine, on le protège de la destruction, ensuite, selon besoin, on le restaure ou consolide et on lui trouve un usage susceptible de le rendre plus ou moins visible au public et qui assure son entretien. Toutes ces conventions nous montrent que c’est un peu plus complexe et que les concepts qui sous-tendent la protection du patrimoine, de sa définition jusqu’à la manière de le gérer sont mouvants.
Par exemple, la notion d’intervention minimale et de respect de l’authenticité mis en avant dans la Charte de Venise de 1964 cherchait à mettre fin aux pratiques de « restaurations » ayant cours essentiellement au siècle précédent. La figure emblématique de ces restaurations tendant à rendre le patrimoine plus beau et esthétique que l’original est l’architecte français Eugène Viollet-le-Duc qui mettra en valeur l’architecture médiévale et interviendra plus ou moins lourdement, entre autres, sur la cité de Carcassone ou la cathédrale Notre-Dame de Paris. Paradoxalement, ces interventions que l’on jugeraient aujourd’hui comme destructrices font l’objet de débats pour déterminer si elles doivent elles-mêmes être conservées en tant que patrimoine significatif d’une époque révolue. A Bruxelles, ce type d’interventions a notamment touché l’Eglise du Sablon, la Collégiale d’Anderlecht ou la Porte de Hal. C’est ce même état d’esprit, à contre-temps de la Charte de Venise qui amena la Ville de Bruxelles à adopter un règlement sur la rénovation des façades de l’Ilôt Sacré dans les années 1960 [6] en vue d’y refaire des façades à pignons à l’ancienne.
On constate globalement que ce qui a été jugé digne de protection a souvent varié au cours de l’histoire et a été le reflet des moments d’évolutions rapides, pour ne pas dire de révolutions, ayant eu un impact plus marqué sur le bâti et les paysages [7]. Par exemple, les ruines de la Rome Antique n’ont pas fait l’objet de beaucoup d’attention jusqu’au Quattrocento où les remaniements importants de l’ancienne capitale impériale ne viennent en détruire une partie significative. Si, à l’époque, la prise de conscience de la nécessité de préserver ce patrimoine antique s’est éveillée, on notera que, en creux, le patrimoine médiéval de la même ville a laissé indifférent et put être détruit sans remords.
Ainsi, pendant qu’au XIXe et début du XXe siècle, l’Europe prenait conscience des risques qui menaçaient son patrimoine architectural suite aux affres des révolutions - y compris industrielle - et des guerres, les Etats-Unis se trouvent confrontés à la destruction intensive de sa nature par son expansion coloniale interne et l’exploitation de ses ressources naturelles. On pense notamment à l’exploitation forestière incontrôlée laissant de vastes coupes à blanc. La menace sur les sites naturels américains mènera a mettre en place de politiques de protection de nombreux territoires via, en particulier, la création de parcs nationaux dès 1872. Cent ans plus tard, c’est d’ailleurs sous l’impulsion des Etats-Unis que la Convention du patrimoine mondial de l’UNESCO de 1972 intègrera la protection des sites naturels en tant que patrimoine.
En 1985, la Convention de Grenade reprendra ce principe d’intégration des sites naturels et du patrimoine de la Convention de 1972. La Convention de Grenade ayant eu une grande influence sur la législation sur la protection du patrimoine de 1993 de la nouvelle Région de Bruxelles-Capitale, on y retrouvera aussi la notion de sites naturels : le massacre des bisons d’Amérique comme ancêtre du classement du Moeraske…
Contrairement au plan des années 1960 de la Ville de Bruxelles pour l’Ilôt Sacré, adoptant une doctrine à contre-courant des avancées de la Charte de Venise, on peut dire que la législation de 1993 sur le patrimoine de la région bruxelloise a su se mettre au diapason de l’approche la plus novatrice de la Convention de Grenade. A l’époque, la nouvelle ordonnance bruxelloise va même assez loin en intégrant de manière assez radicale le principe de la participation des associations et du public à la sauvegarde du patrimoine contenu dans l’article 14 de la Convention de Grenade. Cet article 14 est assez vague, en la matière mais la législation bruxelloise le traduira de manière ambitieuse par la création de la pétition de classement, permettant à une association sans but lucratif récoltant 150 signatures d’habitants de la Région de déposer une demande de classement. Moyennant l’approbation de la Commission Royale des Monuments et des Sites (CRMS), afin d’assurer le sérieux de la demande, le Gouvernement régional s’obligeait à entamer une procédure de classement du bien.
Cette législation novatrice incita effectivement de simples habitants a s’intéresser à la sauvegarde du patrimoine. C’est, par exemple, dans la foulée de l’adoption de l’ordonnance bruxelloise de 1993 que s’est créée l’association Pétitions-Patrimoine, enthousiaste à l’idée de prendre part à la défense du patrimoine en activant ce nouvel outil de la pétition de classement. Les actions de Pétitions-Patrimoine ont rapidement été explorer d’autres types d’actions : occupations, participation aux Commissions de concertation… mais la pétition de classement offrait, à priori, une ouverture vers une action de sauvegarde plus directe du patrimoine.
Vu l’absence initiale de statut d’asbl, les premières pétitions de Pétitions-patrimoine furent déposées en collaboration avec IEB ou le Bral. La première pétition de classement déposée par Pétitions-Patrimoine et IEB vise les anciennes imprimeries du journal Le Peuple, rue des Sables. Le bâtiment Art Nouveau de 1905, menacé par un projet immobilier, sera classé. D’autres pétitions suivront, visant plus particulièrement des bâtiments menacés de démolition ou dégradation. En vrac, on citera les anciens ateliers Citroën place de l’Yser, la piscine « Le Neptunium » à Schaerbeek, la prison de St-Gilles, la gare de Forest-Midi, l’ancienne clinique de la Croix-Rouge, place Brugmann, les anciens entrepôts Delhaize, place des Armateurs, le long du canal, la place du Jeu de Balle, ses pavés et son abri anti-aérien… D’autres associations initieront aussi des pétitions de classement, notamment pour des sites (semi)-naturels. Malheureusement, contrairement aux espoirs suscités par l’ordonnance de 1993, la plupart de ces pétitions de classement resteront lettre morte, la Région adoptant une interprétation restrictive de la législation en considérant qu’elle n’a pas d’obligation de donner suite aux pétitions. Plusieurs bâtiments faisant l’objet de pétitions de classement, à l’instar des anciennes usines Godin remplacées par le centre commercial Docks Bruxsel, seront détruits.
Cette interprétation restrictive de la portée de la pétition de classement par la Région sera combattue par les associations. En 2009, SOS Kauwberg déposera une pétition de classement du site semi-naturel du plateau Engeland menacé par un projet de lotissement. Comme souvent, malgré un avis favorable de la CRMS, la Région estimant que cette pétition ne l’oblige à rien, prendra un arrêté de non-classement. Cet arrêté sera attaqué devant le Conseil d’Etat qui donnera raison à SOS Kauwberg et, au passage, reconnaît l’interprétation des associations de la portée de la pétition de classement : si l’avis de la CRMS est favorable, la Région n’a pas le choix et doit bien entamer la procédure de classement.
Tout ceci contrarie manifestement le Gouvernement bruxellois qui décide dès lors de procéder à une révision de la législation et, courant 2009, coupe les ailes à peine retrouvées de la pétition de classement en rendant à nouveau le Gouvernement libre de la prendre ou non en compte.
Avec ce recul sur la possibilité de participation des citoyens à la sauvegarde du patrimoine, Bruxelles, la Région cette-fois, se remet à contre-courant du sens de l’histoire et de ces Conventions internationales qui, bien qu’imparfaites, portent parfois certains espoirs émancipateurs. Peut-être que l’article 12 de la Convention de Faro sur la valeur du patrimoine culturel pour la société (2005) devrait à nouveau inspirer les pouvoirs publics bruxellois « à reconnaître le rôle des organisations bénévoles à la fois comme partenaire d’intervention et comme facteurs de critique constructive des politiques du patrimoine culturel. ». Chiche ?
[2] unesco.org
[3] icomos.org
[6] « Des façades neuves aux formes anciennes : Bruxelles et le plan urbanistique “Îlot Sacré” de 1960 », Brussels Studies [En ligne], Collection générale, n°188, mis en ligne le 29 janvier 2024.
[7] Le Patrimoine en questions, Anthologie pour un combat, Françoise Choay, 2009