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1983 : Abattoirs d’Anderlecht, de la reprise à la diversification

Les derniers abattoirs encore en fonction au centre d’une capitale européenne doivent leur maintien à une reprise, en 1983, par des professionnels de la viande et du bétail de Cureghem. Depuis une quinzaine d’années, ce secteur y est maintenant une activité parmi d’autres, bien plus concordantes avec l’étalon actuel de l’attractivité urbaine.

Quand on circule dans les allées du marché des abattoirs d’Anderlecht, on a du mal à se rappeler que sa grande halle, en 1900, abritait le plus grand marché aux bestiaux du plus grand abattoir de Belgique, alors parmi les plus grandes puissances industrielles du monde. Mais dans les années 1970, déjà, le centre de Bruxelles se désindustrialise. Certaines entreprises déménagent en périphérie, d’autres font faillite. En 1983, les abattoirs d’Anderlecht auraient pu connaître le même sort.

À l’époque, les abatteurs travaillent encore dans des échaudoirs individuels ; la viande se vend sur des planches en bois sous la grande halle et, dans son marché aux bestiaux, se croisent pêle-même des animaux venus de toute la Belgique. Faute d’investissement de la part de l’autorité publique propriétaire, l’abattoir est resté dans son jus « XIXe » et son infrastructure contrevient désormais aux normes sanitaires européennes. Il faut moderniser… ou fermer. La Commune d’Anderlecht opte pour la faillite.

Cependant, en 1983, une centaine de bouchers, grossistes, marchands de bestiaux, transformateurs de viande et entreprises du quartier de Cureghem, soit des personnes et entreprises qui en dépendent, se mobilisent, se constituent en société (Abatan, renommée depuis lors Abattoir). Carlos Blancke nous en a fait le récit dans une interview de 2016 : « il s’agissait de leur gagne-pain. Plus de cinq ou six cent personnes y travaillaient. Pour la plupart, la fermeture de l’abattoir aurait été un handicap. Nous avons pris les chiffres du dernier bilan de l’abattoir communal. Il perdait cent millions par an. Ce n’était pas possible pour eux de continuer ainsi. Et cela ne faisait qu’augmenter. Je suis alors allé voir le bourgmestre, Simonet, le père, pour lui proposer une reprise. »

Abatan signe un bail emphytéotique avec la commune, finance et reconstruit ce qui est encore aujourd’hui un abattoir en fonction.

En parallèle, l’ARAU obtient le classement de l’emblématique halle du marché aux bestiaux, protégeant ainsi l’historicité du site. Dans des bâtiments tout neufs, on abat, on travaille, on vend, et la société gestionnaire entame le nouveau millénaire comme un zoning fermé en pleine ville.

Ce lieu chargé d’histoire et de récits multiples est aussi un outil favorisant la consommation en circuit court de la viande. Contrairement à de nombreux abattoirs belges, il n’est pas lié contractuellement à des entreprises agroalimentaires, mais aussi à des petits éleveurs locaux et à la boucherie de détail.

La société gestionnaire entame le nouveau millénaire comme un zoning fermé en pleine ville.

Ouvrir les grilles

Dès la fin des années 1990, Abatan innove : autour des murs de l’abattoir et de ses grossistes, s’agrègent les échoppes d’un grand marché généraliste et populaire. Une nouvelle halle alimentaire y accueille quelques poissonniers contraints de quitter le quartier SainteCatherine. C’est l’amorce de la diversification commerciale. Et, depuis 2009, à côté de quelques échoppes de produits paysans, le jeudi soir, c’est bal, ou plutôt apéro urbain, sous la grande halle désormais vidée de son marché aux bestiaux bihebdomadaire.

L’abattoir et son marché pourvoient des centaines d’emplois directs et indirects, essentiels dans une ville-région qui peine à en offrir à ses habitant·es. Par sa taille et son caractère semi-industriel, les animaux y étaient relativement mieux traités que dans les grands abattoirs périphériques. La proximité d’un lieu de mise à mort limite les trajets pour les animaux, réduisant ainsi leur stress et leur souffrance.

Cependant, notre ville-région mise désormais sur l’attractivité des services et des bureaux, ainsi que sur le résidentiel et l’événementiel. La physionomie de zoning industriel fait tache. Il n’est donc pas étonnant que ce grand site de 9,2 hectares, situé stratégiquement, s’inscrive dans le projet de rénovation urbaine de la Région bruxelloise. Cela suscite la créativité d’un escadron d’urbanistes, de promoteurs immobiliers et des pouvoirs publics. Les projets d’avenir de la société sont inscrits dans un Plan directeur (2009, 2013), et déjà, les lignes d’abattage disparaissent au profit d’« entrepôts urbains » organisés autour de la grande halle classée. Même si l’entreprise reste familiale, elle s’est peu à peu ouverte à un actionnariat financier non directement lié au commerce ou à la transformation de viande. D’activité reine durant près de 140 ans, la viande devient progressivement une activité parmi d’autres, au risque de disparaître. Cela entraîne des menaces sérieuses pour l’emploi et initie une transformation urbaine de Cureghem.

Une mue assumée et ses conséquences

Depuis 2015, en une dizaine d’années donc, le site a bien changé derrière une apparente stabilité. L’emphytéose reste dans les mains de la société Abattoir, mais la propriété du sol a été transférée de la commune à la Région. Certes, le marché généraliste bat toujours son plein chaque vendredi, samedi et dimanche et le « Boeremet » fait toujours danser un jeudi sur deux.

Cependant, la société de traitement des peaux Geeroms a déménagé, SEVA n’y abat plus de cochons. Les ateliers de grossistes se vident peu à peu, certains partant à la retraite, d’autres délocalisant leurs activités vers des zonings en périphérie.

Mais la transformation est surtout visible dans ce qui a été ajouté au site. Si l’activité principale reste liée à l’alimentaire, elle s’oriente désormais vers des dynamiques d’économie circulaire et technologique. Sur le toit du Food Met, racheté en 2019 par Veolia, l’emblématique Bigh, une « ferme urbaine », illumine les nuits de ses néons roses sous lesquels poussent tomates, poissons en bacs et herbes aromatiques. Les caves de Cureghem accueillent des cultures de champignons et de micro-pousses vendus en magasins bio. Une association, Cultureghem, programme plein d’activités socio-culturelles.

Les ateliers laissés vacants sont occupés par des start-ups alimentaires : des fraisiers cultivés en conteneurs sous lampes LED, une entreprise produisant des repas végétariens congelés, ou encore un fabricant de chapelure à base des pains congélés mal calibrés de la Lorraine. L’entrepreneuriat s’est rajeuni, provenant d’écoles d’ingénieurs et d’agronomie.

En l’espace d’une décennie, le site est passé d’un zoning industriel à un melting-pot qui suscite parfois des conflits d’usage.

Depuis 2015, en une dizaine d’années donc, le site a bien changé derrière une apparente stabilité.

Et l’abattoir dans tout ça ?

Initialement, la Manufakture, entrepôt urbain dessiné dans le Plan directeur de 2009-2013, devait accueillir l’abattoir du troisième millénaire. Mais cela ne sera pas le cas. Elle n’abritera pas l’infrastructure pensée à l’époque, où étables, lignes d’abattage et ateliers auraient été conçus pour faciliter à la fois le travail des ouvriers et la fin de vie des animaux.

Pourquoi ? Parce que dix ans se sont écoulés entre le dépôt du projet en 2014 et sa finalisation. Équiper un abattoir était incompatible avec les règles de la subvention FEDER, qui autorise uniquement la construction d’espaces « casco » (gros œuvre). L’équipement coûteux aurait incombé à l’exploitant, qui y a finalement renoncé, estimant l’investissement non rentable. En effet, entre-temps, la viande est moins tendance, pour d’évidentes prises de conscience environnementales, éthiques et diététiques. Par ailleurs, plusieurs grossistes en viande, clients de l’abattoir, ont pris leur retraite ou déménagé. Enfin, une autre menace pèse sur la viabilité économique de l’infrastructure : la levée de l’exception religieuse concernant l’étourdissement avant l’égorgement. Depuis 2018, Anderlecht est le dernier abattoir en Belgique à pratiquer l’abattage rituel. Si tous les animaux abattus à Anderlecht ne le sont pas selon les règles religieuses, cette pratique représente une part suffisante de l’activité pour garantir l’équilibre financier de l’entreprise.

La majorité de la surface de la Manufakture a été convertie en parking. Et si des subventions publiques ou des tiers-investisseurs se mobilisent, une piscine semi-ouverte pourrait à terme surplomber la zone de déchets des lignes d’abattage. Par ailleurs, la Région envisage de construire des logements – on l’espère sociaux – à l’emplacement actuel du parking, en front de canal. La disparition programmée de l’abattoir a des conséquences économiques, sociales et culturelles profondes. Si les différents scénarios évoqués se confirment, l’infrastructure pourrait ne pas souffler sa 137e bougie en 2027. En effet, il faudrait qu’une entreprise demande un nouveau permis d’environnement pour exploiter une infrastructure fragile : comme la commune au siècle précédent, la société n’a pas réalisé les modernisations nécessaires pour répondre aux normes sanitaires de plus en plus strictes.

Comme le signale Corentin Sanchez Trenado, « ces évolutions s’insèrent également dans un contexte de gentrif ication des quartiers populaires centraux situés dans la zone du canal. En effet, Cureghem se trouve aujourd’hui au cœur d’un projet de revalorisation symbolique et foncière, largement ignoré des classes populaires, mais qui pourraient affecter durablement le maintien de ces dernières dans le quartier. Les nouveaux développements du site participent de ce même processus. Au cours de son histoire, le site des abattoirs a dû à plusieurs reprises s’adapter aux évolutions de son contexte local. Si jusqu’à présent, ces adaptations reposaient principalement sur la relation de ressources mutuelles que ce site entretenait vis-à-vis des classes populaires, les transformations à venir présagent une reconfiguration de ce rôle au profit des classes moyennes. »

Les vies des abattoirs d’Anderlecht racontent l’histoire d’une transformation urbaine, économique et sociale de la Région bruxelloise. Au-delà de leur rôle économique et patrimonial, ces lieux reflètent les luttes des petites entreprises pour préserver leur espace de travail face à la désindustrialisation et aux logiques de profit qui favorisent la spéculation immobilière et les investissements événementiels, au détriment des besoins des habitants·es. Ce site illustre une tension constante : la modernisation, imposée par les normes sanitaires européennes, devient un outil de pression favorisant la concentration économique et marginalisant les petit·es producteur·ices et travailleur·euses.

La lente transformation de l’abattoir en un espace mixte – à la fois commercial, culturel et résidentiel – soulève une question centrale : à qui profitent ces mutations ? Les décisions semblent répondre davantage aux intérêts de la marchandisation de l’espace urbain qu’à ceux des ouvrier·es, des éleveur·euses ou des habitant·es du quartier.

Si les différents scénarios évoqués se confirment, l’infrastructure pourrait ne pas souffler sa 137 bougie en 2027.


Pour aller plus loin

  • C. SCOHIER et C. SÉNÉCHAL, De l’intérêt de préserver un abattoir en ville – Le cas des Abattoirs d’Anderlecht, étude IEB, 2016.
  • Corentin SANCHEZ TRENADO, « Faire ressource » en quartier populaire, analyse des logiques d’interaction entre les activités économiques et habitants des classes populaires, Thèse ULB, 2021.
  • C. SÉNÉCHAL, 1983, La Reprise des abattoirs, entretien avec Carlos Blancke, 2018, sur https://forum-abattoir.ieb.be
  • C. SÉNÉCHAL, « L’Abattoir d’Anderlecht : les trois vies d’une exception urbaine », in Uzance, n°4, 2016.
  • Claire LEGRAND, « Bigh Farm (Anderlecht) : des millions pour du vent », Tchak, no 13, avril 2023.

Forum abattoir

La disparition programmée de l’abattoir, inscrite dans le premier Master Plan (2009), avait déjà inquiété Inter-Environnement Bruxelles (IEB), qui y consacra des articles dans le Plouf (2011) et dans Bruxelles en Mouvements (2012). Par la suite, la société Abattoir, IEB et le Centre de Rénovation Urbaine ont noué un partenariat, « Forum Abattoir », qui, avec quelques interruptions, a duré de 2013 à 2020. Ce forum visait à nourrir un grand débat public sur l’avenir du site des abattoirs et son rôle comme « outil pour la consommation de viande en circuit court ». L’objectif était de donner la parole aux personnes rarement invitées à participer, bien qu’elles soient directement concernées : riverain·es, travailleur·euses, éleveur·euses, consommateur·ices, voire – dans la mesure du possible – les animaux eux-mêmes.

Pour en savoir plus : https://forum-abattoir.ieb.be

par Cataline Sénéchal

Chargée de mission