Inter-Environnement Bruxelles
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1975 : Publication de l’ouvrage « Le Plan Manhattan » sur le quartier Nord

En 1975 est publié l’ouvrage d’Albert Martens « Le Plan Manhattan, ou que crèvent les expulsés ? » un témoignage de première ligne sur les dérives urbanistiques du quartier Nord et la détresse des 3.000 ménages expulsés pour faire place aux tours de bureaux. 50 ans plus tard, alors que les politiques vantent une transformation complète du quartier, est-on vraiment sorti de la logique du plan Manhattan ?

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Le quartier Nord est devenu tristement célèbre pour les dérives urbanistiques qui l’ont défiguré. En particulier le projet pharaonique des architectes du Groupe Structures visant à le transformer en un immense quartier d’affaires de plus de 50 ha avec 58 tours dont huit pour le seul projet de World Trade Center. Ce programme, appelé Plan Manhattan, prend forme dans les années 1960, dans le contexte de l’euphorie économique des trente glorieuses, de la tertiarisation de l’économie, d’une politique du tout à la voiture et d’une collusion forte entre promoteurs immobiliers et responsables politiques. Ce mélange détonnant accouche d’un projet complètement déconnecté des réalités bruxelloises où d’immenses autoroutes urbaines devaient arriver jusqu’en plein cœur de la ville et où les piétons étaient relégués sur des dalles et passerelles construites à 13 m du sol ! Mais surtout, ce projet est pensé sur une page blanche, en faisant totalement abstraction des 11.000 habitants expropriés pour faire place aux tours de bureaux.

C’est à la démesure de ce programme, mais aussi et surtout au sort de ces habitants du quartier Nord, qu’est consacré l’ouvrage d’Albert Martens. Alors jeune sociologue de la KUL, celui-ci connaît bien le quartier pour y avoir vécu et démarre avec d’autres un travail communautaire pour aider les habitants menacés d’expulsion à faire valoir leurs droits. À commencer par celui d’être relogé. Publié à compte d’auteur en seulement 500 exemplaires, ce livre rassemble une somme impressionnante d’informations sur le quartier, sur les plans urbanistiques y prenant place et sur le devenir de ses habitants. Il est aujourd’hui intégralement accessible en ligne [1]. Publié il y a 50 ans, c’est un témoignage important des transformations de Bruxelles à l’époque de la « bruxellisation ».

Le géographe Christian Dessouroux nous aide à mieux comprendre ce concept aujourd’hui utilisé par les architectes et urbanistes du monde entier. La « bruxellisation » englobe des phénomènes très divers : politique urbanistique au service des promoteurs immobiliers, destruction des structures sociales et urbaines existantes (quartier Nord, quartier Léopold), démolition désinvolte d’œuvres architecturales majeures (Maison du Peuple, Hôtel Aubecq), apparition de tours et de complexes de bureaux mal intégrés dans le paysage urbain (Cité administrative de l’État, tour ITT), abandon spéculatif d’ensembles bâtis (quartier Européen, place des Martyrs), grands travaux d’infrastructure impliquant la destruction du tissu urbain (traversée du vieux Molenbeek par le métro), façadisme (voisinage de la cathédrale), formation de zones urbaines vouées intégralement aux bureaux (partie orientale du pentagone, quartier Léopold), assainissement de quartiers centraux insalubres et leur remplacement par des barres de logements (rue Rempart des Moines, rue de la Querelle). Terme aux contours flous, la « bruxellisation » est avant tout l’expression d’un mal urbain, d’une sensation d’impuissance des habitants face au bouleversement dont ils sont les témoins ou les victimes » [2].
Il n’est pas anodin de noter que c’est des dérives urbanistiques de Bruxelles qu’est né ce concept. Et si notre ville n’est pas la seule à souffrir d’un libéralisme sans entrave et d’une forte collusion entre promoteurs immobiliers et responsables politiques, ces tendances ont néanmoins atteint une forme de paroxysme dans le Bruxelles des années 1960 et 1970.

Cependant, ce sont aussi ces excès qui vont conduire à l’émergence de nombreux comités d’habitants et à la mise en place d’importantes luttes urbaines. Notamment pour faire face à l’extension du palais de justice dans le quartier des Marolles et contre le projet Manhattan appelé à détruire le quartier Nord. Ces luttes n’ont pas toujours été victorieuses, et l’ouvrage d’Albert Martens dresse aussi le constat désabusé de la lenteur, de l’hypocrisie et des promesses non tenues de relogement pour les habitants du quartier Nord. Mais même dans la défaite, ces luttes ont permis d’importantes prises de conscience. C’est en tous cas dans cette vague de protestations que naît l’Atelier de Recherche et d’Action Urbaine (ARAU) puis, quelques années plus tard, Inter-Environnement Bruxelles (IEB) et le Brusselse Raad voor Leefmilieu (BRAL) amenés à jouer le rôle de Fédérations francophone et néerlandophone pour ces comités d’habitants. C’est aussi le travail de militantisme de ces associations, et des comités d’habitants qu’elles représentent, qui vont conduire à la mise en œuvre, dès 1976, du principe de publicité-concertation via enquête publique. C’est-à-dire la possibilité de prendre connaissance et de s’exprimer sur tout projet immobilier dérogeant aux règles urbanistiques. Ce faisant, les politiques acceptent de lever un coin du voile sur « l’urbanisme clandestin » qui prévalait jusque-là et où l’ensemble des décisions étaient prises derrière des portes closes, sans aucun droit de regard possible.

Le plan Manhattan, dans toute sa démesure, n’est donc pas étranger à la mise en place de ce qui fait aujourd’hui encore, 50 ans plus tard, la force de la vie associative et du contrôle citoyen sur l’urbanisme bruxellois. C’est une leçon chèrement acquise puisque plusieurs milliers de personnes ont été expulsées et qu’un quartier entier a été rasé au profit d’un no man’s land de tours de bureaux en plein centre-ville. Mais cette démesure, on nous a maintes fois juré qu’elle appartenait définitivement au passé. Et pourtant...

Si le constat des dérives du plan Manhattan est largement partagé, une analyse lucide des transformations actuelles du quartier montre que la situation n’a pas réellement changé. Car il peut y avoir un décalage important entre les diagnostics et constats qui sont posés, d’une part, et la réalité de ce qui continue à se construire, de l’autre. C’est peut-être dans les extraordinaires films documentaires de Wouter de Raeve et Lietje Bouwens [3] que ce décalage est le plus explicite. On y voit en effet Ans Persoons énumérer toutes les dérives du plan Manhattan et expliquer qu’il y a aujourd’hui une occasion unique de réparer les erreurs du passé. La même Ans Persoons qui, aujourd’hui secrétaire d’État à l’urbanisme, donne l’aval pour la construction de plusieurs nouvelles tours de bureaux dans le quartier, en ce compris l’une des huit tours historiques du plan initial de World Trade Center n’ayant jusqu’ici jamais été construite [4]. Comment peut-on d’une part critiquer un quartier monofonctionnel ayant été vidé de ses habitants et, de l’autre, autoriser la construction d’une nouvelle tour de 117 m entièrement dédiée au bureau en plein cœur du quartier Manhattan ?

Le quartier Nord est à nouveau au centre de toutes les attentions politiques et les programmes publics s’y multiplient ; Plan d’Aménagement Directeur Maximilien-Vergote, Contrat de Rénovation Urbaine Citroën Vergote, Contrat de Quartier Durable Héliport-Anvers. Des programmes qui favorisent prioritairement les grands promoteurs immobiliers détenteurs de larges parcelles dans le quartier. Une situation dénoncée collectivement par l’ARAU, le BRAL et IEB dans une émission de radio OhKhaaï que vous pouvez écouter ici. Une situation qui rappelle, 50 ans après la naissance de nos associations, le rôle essentiel de veille démocratique qu’elles continuent de jouer dans une ville qui n’est jamais très loin de retomber dans les travers de la bruxellisation.


[2Christian DESSOUROUX, 2008, Espaces partagés, espaces disputés. Bruxelles, une capitale et ses habitants, Région de Bruxelles-Capitale, pp. 114.

[3Wouter de Raeve et Lietje Bouwens, 2021, WTC a love story, Pays-Bas, Belgique.
Wouter de Raeve et Lietje Bouwens, 2023, WTC a never ending love story, Belgique.

[4Avis IEB sur le projet Livin : WTC IV : bureau, qui veut mon bureau ?