Bruxelles en mouvements n°336, juin 2025
Le présent dossier est le fruit d’une collaboration entre IEB, Axel Claes et Elise Debouny (PTTL) et un groupe de dessinateurices (Maaike Beuten, Denis Glauden, Poorva Goel, Eva Hilhorst et Francesca Quinzi). Ils et elles ont réalisé un reportage dessiné en 2023-2024 dans les abords de la gare du Midi afin de partir du regard premier des usagers et usagères d’un quartier. Au milieu du brouhaha de la gare et de ses alentours, ils et elles observent que certaines personnes sont immobiles et ne se pressent pas pour attraper un train… Ce sont les sans-chez-soi, les sans abris… Depuis la crise du covid, le sans abrisme en Région bruxelloise a explosé. Fin 2024, Bruss’help recensait 9.777 personnes sans-chez-soi, soit 25% de plus qu’en 2022. Une partie d’entre eux, pour s’évader de sa rude réalité quotidienne, bascule dans la consommation de drogue, plus spécifiquement de crack.
Face à ce tableau, des mesures visibles sont prises : des opérations de « nettoyage » et de contrôle orchestrées par les autorités nationales et locales dans et autour de la gare. Mais au-delà de cette façade sécuritaire, on observe également dans le quartier le travail patient de structures telles DoucheFLUX, Médecins du Monde, Infirmiers de rue et DUNE. Ces acteurs de terrain parlent d’autres mesures plus humaines et plus performantes à long terme pour faire face à ces situations, notamment le Housing First.
Le programme Housing First est né à New-York dans les années 1990, lorsque le Dr. Sam Tsemberis, psychologue clinicien, s’est rendu compte qu’il y avait un nombre croissant de personnes sans-abri dans les rues, dont une partie souffrant de maladies mentales ou d’addiction échappait aux programmes traditionnels de réinsertion. Ce constat a remis en question la pertinence des programmes dits « par paliers », qui requièrent sobriété et abstinence des individus. L’accès au logement se trouve être la dernière étape. Le Housing First inverse le modèle : considérant que logement est un droit fondamental, il propose immédiatement un logement stable et un accompagnement psycho-médicosocial. La seule exigence est de respecter les obligations liées au statut de locataire : le paiement du loyer et le respect du voisinage.
Le dispositif fera rapidement ses preuves et sera adopté dans plusieurs pays européens avec la Finlande, le Danemark et l’Irlande comme pays pionnier et sera encouragé par une recommandation européenne en 2010. Il s’implantera progressivement sur tout le territoire belge à partir de 2013 dans le cadre d’une expérimentation financée par le fédéral à Bruxelles, Anvers, Gand, Charleroi et Liège. En Région bruxelloise, ce seront les asbls Infirmiers de rue et le Smes qui mèneront ce travail exploratoire avant d’être rejointes par Diogènes et le Samusocial. En 2018, une ordonnance permettra aux structures proposant le Housing First de sortir de leur fragilité budgétaire et d’obtenir un agrément pour une période de 5 ans renouvelable ouvrant le droit à un subventionnement structurel.
À ceux qui rétorqueraient pragmatiquement qu’une telle mesure est inévitablement très coûteuse, certainement plus que le dispositif historique par palier, alors que nous sommes dans un contexte budgétaire étriqué, on pourra opposer une étude réalisée en 2022 par le Département d’économie appliquée de l’ULB (Dulbea) [1] à la demande du Syndicat des Immenses : elle évalue les coûts directs et indirects liés au sans-chez-soirisme en Région bruxelloise afin d’estimer le coût moyen annuel statique de l’utilisation des services par personne sans-abri (accueil d’urgences, interventions de la police, hospitalisations, soins psychiatriques, séjours en prison…) et de le comparer au coût annuel moyen d’une remise en logement. Il en résulte une balance favorable aux mesures de relogement des personnes qui vivent dans la rue. Reste que Bruxelles manque de logements financièrement abordables et c’est bien là que le bât blesse.
Un rapport publié en 2025 par l’Université de Gand [2] établit que le logement est une condition préalable essentielle pour pouvoir travailler efficacement sur les problèmes liés à la drogue et que des initiatives telles que le « Housing First » ont montré qu’un logement stable entraîne non seulement une réduction de la consommation de drogue dans l’espace public, mais qu’il contribue aussi à la stabilité sociale. Le Housing First démontre que le sans-chez-soirisme n’est pas une fatalité.
Outre le reportage dessiné, vous trouverez dans ce dossier consacré au Housing First, les interviews de DUNE asbl, Infirmiers de rue et du Smes qui nous livrent leurs pratiques, réflexions, interrogations, révoltes, doutes et combats pour faire face à ce qui ne devrait pas exister : des personnes qui perdent tous leurs droits, leur santé, y compris mentale, leur dignité et jusqu’à leur vie car personne ni l’État ne leur fournit le socle fondamental de toute existence : un logement.