Bruxelles en mouvements n°315, décembre 2021.
Loin de tendre vers une « sobriété » des usages et besoins en énergie, nos modes de vie sont sous perfusion énergétique croissante. L’utilisation finale de l’énergie, « ce à quoi elle sert », ses modalités de partage figurent parmi les impensés des stratégies économiques de la « transition ». Comment dès lors se réapproprier l’énergie, bien commun de première nécessité, ne pas la limiter à une valeur marchande et lui assurer un accès équitable ?
Notre précédent Bruxelles en Mouvements auscultait quelques déraisons économiques du « toujours plus vert ». L’approvisionnement énergétique – le mix énergétique (énergie fossile, nucléaire et renouvelable), est intrinsèquement lié à ce concept du « toujours plus » étant donné que les processus industriels actuellement à l’œuvre exigent une puissance énergétique élevée. Plus encore, le souci de concilier préservation des ressources, limitation du réchauffement planétaire et croissance économique mondiale trouve dans le concept de « croissance verte » une solution théorique idéale. La transition écologique serait une « croissance durable », au sein de laquelle économie et écologie évolueraient sans se gêner l’une l’autre. Thématique centrale des conférences internationales sur le climat (COP), cette « croissance verte » préserverait à la fois l’habitabilité de la planète et la croissance économique soutenue. Elle est devenue, dans le monde poli - tique et économique, la réponse dominante aux inquiétudes et aux avertissements de la sphère scientifique face à la menace du réchauffe - ment climatique et de la dégradation globale de l’environnement.
À la faveur des nouveaux marchés, des nouvelles niches économiques qu’elle dessine, la « transition » est devenue le fer de lance des techno-optimistes, apôtres des « énergies renouvelables » et de « l’efficience énergétique ». Elle s’accompagne d’ailleurs d’améliorations continues des technologies. Les voitures à moteur thermique qui sortent aujourd’hui des chaines de production consomment bien moins de carburants qu’il y a 20 ans par exemple. Maximiser l’efficience énergétique revient donc à faire la même chose, sinon plus de choses avec moins d’énergie. Cependant, puisque l’énergie « économisée » grâce à ce gain d’efficience est disponible pour de nouveaux usages, la consommation énergétique finale est équivalente, voire plus grande qu’avant. C’est ce qu’on appelle l’effet rebond. C’est-à-dire que les surplus d’énergie engendrés par le gain d’efficience des appareils sont rapidement utilisés et viendront, par exemple, soutenir l’électrification du parc automobile, les nouveaux modes de déplacements (vélos, trottinettes, scooters…), les nouveaux terminaux numériques et objets connectés.
Chaque nouvelle source d’énergie a créé de nouveaux usages, de nouvelles évolutions techniques et a également profondément façonné les structures de la ville.
Une telle évolution n’est pas inédite… Chaque nouvelle source d’énergie a créé de nouveaux usages, de nouvelles évolutions techniques et a également profondément façonné les structures de la ville. Organique, la ville est construite selon le type d’énergie qui l’alimente et selon ses modalités d’approvisionnement et de répartition [1]. Les formes d’énergies successives, qui se sont additionnées, ont organisé les espaces privés et publics. Ainsi, les hauts plafonds des maisons bourgeoises bruxelloises devaient accueillir les fumées de la combustion imparfaite du charbon, l’éclairage public au gaz a permis d’étendre les activités humaines possibles 24 h/24 dans tous les secteurs d’activités (illumination de la ville, productivité industrielle, surveillance…) et le pétrole a sonné l’avènement de l’automobile individuelle et des auto – routes urbaines…
Les principaux modèles (théoriques) de la transition estiment que, pour subvenir aux besoins énergétiques, le déploiement des nouvelles technologies (solaire, éolien…) doit s’accompagner d’une division par deux à quatre des consommations. Un tel régime implique des modifications majeures de nos modes de vie et de notre rapport à l’énergie. La notion de « suffisance » énergétique [2] doit dès lors accompagner les stratégies de transition. Il semble indispensable de limiter l’accès à l’énergie en modifiant les infrastructures et les marchés. Une hiérarchisation des besoins (chauffer sa piscine ou sa maison), une priorisation des usages (l’indispensable versus le superflu), en regard des sources d’énergie disponibles est incontournable. Une telle décrue doit se construire dès à présent afin qu’elle ne soit pas le résultat d’une imposition autoritaire et urgentiste. Rendre désirable la réduction de la consommation, la transformation des habitudes de déplacement, de travail, de loisirs, d’habitation… est un processus lent parce que démocratique. C’est aussi un processus collectif parce qu’intrinsèquement lié à la dimension sociale de l’énergie et à l’arbitrage qu’il faudra opérer (justice sociale).
Les Bruxellois sont aujourd’hui face à un duopole privé de l’énergie, sans vraie possibilité de choisir un fournisseur plus économique pour leur bourse.
En effet, la question de la justice sociale est d’autant plus centrale qu’un ménage belge sur cinq est aujourd’hui en précarité énergétique. En d’autres mots, cela signifie que 20 % des ménages ne sont pas en mesure de satisfaire leurs besoins élémentaires en énergie. Il est donc indispensable de mettre en œuvre d’autres façons de distribuer, partager, consommer l’énergie produite. Cette précarité qui s’accompagne bien entendu d’autres problèmes sociaux risque de toucher davantage de foyers tandis que la tension sur les marchés de l’énergie se renforce et affecte lourdement la facture du consommateur final. Les pouvoirs publics tentent de palier la précarité via des mesures de soutien : protection en cas de factures impayées, action sur le budget des ménages via l’augmentation des revenus ou via la limitation des prix du gaz et de l’électricité, amélioration de l’état du logement pour le rendre moins énergivore… Mais leur marge de manœuvre s’est considérablement réduite depuis la libération des marchés de l’énergie.
Cette dernière est intervenue en janvier 2003 en Flandre et en juillet 2007 à Bruxelles – Capitale et en Wallonie. La distribution et la vente d’énergie, jadis distribuée par les inter – communales est désormais atomisée entre le gestionnaire de réseau et des fournisseurs commerciaux avides d’augmenter leur marge bénéficiaire. Production et fourniture d’énergie sont désormais soumises à la libre concurrence.
La libéralisation va de pair avec une vision de l’énergie – et ses ressources – comme valeur marchande, comme bien spéculatif, comme objet de profit.
La libéralisation avait pour objectif de favoriser le libre-échange entre les biens et services des différents États-Membres et de supprimer les monopoles nationaux de l’énergie. Le client final (particulier ou professionnel) devait se réjouir de l’ouverture à la concurrence puisqu’elle inciterait les producteurs et fournisseurs à proposer des produits et des services de qualité à des prix accessibles et compétitifs. Mais on remarquera sans peine que de baisse notable du prix de l’énergie, il n’en est rien. Et les Bruxellois sont aujourd’hui face à un duopole privé de l’énergie (Engie et Total-ex-Lampiris), sans vraie possibilité de choisir un fournisseur plus économique pour leur bourse. Il semble en effet que les mesures de protection du consommateur mises en place par les autorités régionales bruxelloises (dont l’interdiction de couper la fourniture en cas d’impayé) aient fait fuir les fournisseurs.
Par ailleurs, le tarif social gaz et électricité, une mesure phare et particulièrement efficace de lutte contre la précarité énergétique, est prise dans le marché et ses fluctuations puisqu’il se base sur les tarifs commerciaux les plus bas proposés sur le marché. Le tarif social continue donc à augmenter dans les périodes de flambée des prix comme celle que nous connaissons depuis le début de cet automne.
Bruxelles, avec ses 70 % de locataires dépendants de leurs propriétaires en matière de choix énergétiques (isolation du bâti, production d’énergie renouvelable…) et 33 % de sa population dans une situation de précarité et d’exclusion sociale [3], incite à expérimenter une économie sociale et citoyenne de l’énergie, préservée des charges des acteurs du marché de l’électricité. Les Communautés d’énergie (CdE) sont prometteuses. Elles rassemblent des citoyens (et par – fois des autorités locales ainsi que des petites et moyennes entreprises) avec l’objectif d’investir dans des sources locales d’énergie et de gérer le partage de cette énergie entre eux. Ce changement de culture énergétique anime différents groupes d’habitants à l’échelle du territoire bruxellois.
Selon ses artisans, elles sont de vrais leviers pour s’affranchir de notre dépendance énergétique aux multinationales et pour tendre vers une réappropriation de l’énergie en tant que bien commun, géré de manière collective à l’inverse de ce que nous connaissons aujourd’hui. Cette réappropriation de l’énergie à l’échelle des habitants relocalise sa production, et son partage, mais permet aussi de penser collectivement ses usages dans une approche inclusive et sociale. Il s’agit donc de bien plus qu’une opération comptable entre voisins. À tel point que certains grands fournisseurs, et d’autres « nouveaux agents » (KBC, Décathlon), se profilent déjà comme des facilitateurs de projets de CdE « clé en main ». Pléthore de formules toutes faites sont ainsi proposées pour faciliter demain la redistribution entre voisins d’une production locale d’énergie…
La libéralisation va de pair avec une vision de l’énergie – et ses ressources – comme valeur marchande, comme bien spéculatif, comme objet de profit. Ne change pas de culture qui veut garder son pouvoir.