Les dépenses liées à cette nouvelle ligne, qui constituent un « investissement stratégique », le gouvernement souhaite les exclure du budget régional. Cette intention, qui doit encore recevoir l’approbation de la Commission européenne, découle de l’impossibilité pour une entité publique de procéder à des investissements substantiels [2]. Or, selon la Cour des comptes, les règles en vigueur ne permettent pas à la Région d’obtenir la souplesse des autorités européennes. Enfin, les fonds apportés par Beliris, « l’équipe fédérale au service des Bruxellois et de ses visiteurs », ne suffisent pas à couvrir les dépenses liées au métro. Dès lors, comment l’exécutif bruxellois pourrait-il financer ses ambitions ? Schématiquement, deux voies (non exclusives) semblent pouvoir être empruntées.
« Trouver des marges »
La première consisterait à jouer sur les dépenses et les recettes. À l’image de la première version du budget, le gouvernement pourrait réduire les dépenses allouées à d’autres politiques publiques (emploi, logement). Cela dit, on peut douter qu’il prenne le risque (ou ait l’audace) de financer le métro sur des baisses de dépenses de l’ordre de 8 % du budget total de la Région [3]. Quant aux recettes, elles pourraient provenir de la tarification kilométrique évoquée dans la déclaration gouvernementale. On en sait cependant peu sur le coût et les retombées potentielles du dispositif. Sans compter les incertitudes qui pèsent sur sa mise en place, dues entre autres à la réticence des autres Régions.
Bref, si la voie consistant à « trouver des marges » semble plausible, elle n’en paraît pas moins improbable. D’autant plus si l’obsession pour le métro continue à irriguer les réflexions relatives aux transports en commun. La ministre de la mobilité n’a-t-elle pas confirmé récemment que Beliris entamera bientôt l’étude socio-économique relative à l’extension du métro vers le sud (Uccle, Forest) [4] ?
« Partenariats » public-privé et fonds d’investissement en infrastructures
Cette considération appelle une analyse de la seconde voie pour financer le métro : solliciter des capitaux issus du privé. Analyse d’autant plus pertinente que plusieurs « partenariats » public-privé (PPP) ont été conclus récemment dans le champ des transports : tram à Liège, dépôt de tram et infrastructures routières à Gand. Du reste, on a pu lire dans Good Move (projet de plan régional de mobilité) que des « possibilités de co-financement avec le secteur privé » seraient envisagées. Le gouvernement fédéral, quant à lui, recommande de mobiliser des fonds privés à travers son Pacte national pour les investissements stratégiques.
Ce plan, initié par l’ex Premier ministre Charles Michel et essentiellement encadré par des membres du patronat, constitue une « initiative visant à fédérer tous les acteurs de l’investissement en Belgique autour d’une vision commune à l’horizon 2030 ». Il prévoit d’injecter plus ou moins 150 milliards d’euros dans six secteurs : numérique, cybersécurité, éducation, soins de santé, énergie et mobilité [5]. Pour financer le Pacte, ses auteurs appellent notamment à systématiser le recours aux « partenariats » public-privé, envisagés tant pour les autoroutes que pour le métro.
S’engager dans un seul projet à la fois présenterait cependant l’inconvénient d’exiger du secteur privé « un investissement important en termes de temps d’analyse et de préparation ». Autrement dit, participer à des PPP « au coup par coup » serait trop risqué pour les investisseurs [6]. Pour surmonter cet obstacle, il est proposé de mettre sur pied des fonds d’investissement en infrastructures. Parce qu’elles permettent d’investir simultanément dans plusieurs PPP, ces entités déchargent le secteur privé d’évaluer les risques liés à chaque projet spécifique. Diversifier les débouchés d’investissement permettrait en outre d’« élargir la gamme des acteurs susceptibles de participer » au financement d’infrastructures.
Il n’aura pas fallu longtemps pour passer de la théorie à la pratique. En février dernier, à l’initiative de la Société fédérale de participations et d’investissement et d’entreprises privées (AG Insurance et Synatom), était fondée The Belgian Infrastructure Fund [7]. Cette société anonyme « a pour objet l’investissement, au sens le plus large, dans différents domaines de l’infrastructure », tant en Belgique qu’au sein de l’Espace Économique Européen. Concrètement, elle est habilitée par ses statuts à effectuer les missions suivantes : prise de participation dans des entreprises, consentement de prêt, levée de fonds, gestion d’un patrimoine mobilier ou immobilier (côté ou non), gestion de relation avec les investisseurs.
Du côté de ces derniers (banques, assurances, fonds de pension, voire particuliers très fortunés), l’engouement pour le financement d’infrastructures peut s’expliquer par le fait que les gains en capital, en plus d’être plus facilement prévisibles que ceux générés par d’autres produits financiers, auraient tendance à être peu sensibles à la conjoncture économique et à la volatilité boursière [8]. De plus, ordonner ces investissements via des fonds permet aux détenteurs d’actifs de diversifier leur portefeuille, comme l’indique explicitement l’extrait du Pacte national pour les investissements stratégiques.
Au regard du contexte économique, cette diversification sécurise doublement les détenteurs de capitaux. D’une part, parce que les taux d’intérêt sont très faibles, il est peu profitable de prêter des capitaux. Conclure un PPP assure potentiellement un rendement supérieur à l’investissement, qui est du reste garanti sur le long terme par l’État. D’autre part, la perspective d’une crise économique, que prédisent tant des spéculateurs que des économistes critiques, n’est peut-être pas étrangère à l’intérêt du privé pour ce type d’investissement. Pour le dire vite : les infrastructures constituent une « valeur refuge ».
Quant aux pouvoirs publics, s’engager dans un éventail de PPP financés par des fonds d’investissement répond à deux contraintes, à replacer dans un contexte d’augmentation des flux (personnes et marchandises). La première renvoie à la nécessité d’assurer la pérennité des réseaux de transport, qui constituent avec d’autres infrastructures le squelette physique de l’économie. La deuxième fait référence à l’étau budgétaire qui empêche, on l’a dit, des investissements publics substantiels. Or, le Pacte national pour les investissements stratégiques semble nourrir l’espoir que les montages financiers permis par les fonds d’investissement permettront aux entités publiques de déployer des capitaux sans influencer leur niveau d’endettement [9].
En finir avec la folie des grandeurs
Au-delà de l’état réel des caisses bruxelloises, si l’idée est de financer le métro sur fonds publics, on ne voit pas trop sur quelle base les autorités européennes accéderont à la demande de souplesse budgétaire portée par la Région. Et pas seulement en raison de l’« état actuel des règles européennes » (Cour des comptes). Pourquoi la Commission reviendrait-elle sur la trajectoire que suivent les normes européennes en matière économique, qui visent l’ouverture des marchés nationaux (dont ceux des transports) ? On peine en effet à identifier des tendances suffisamment contraires à cette trajectoire – mais nous ne demandons qu’à être démentis.
Quoi qu’il en soit, le gouvernement méconnaîtrait-il qu’en théorie l’exclusion de certaines dépenses du budget impliquera des financements externes, qui ne constitueront pas une « possibilité » (Good Move) mais bien une contrainte ? Les règles applicables aux « partenariats » public-privé sont pourtant claires : la débudgétisation n’est possible que si l’entité publique qui la sollicite ne supporte pas la majorité du risque financier lié à un projet donné. Bref, débudgétiser une dépense implique de privatiser son financement, au moins en partie.
Même si les capitaux devaient être apportés par la Banque européenne d’investissement (BEI), il convient de rappeler qu’ils sont conçus comme des « effets de signal », c’est-à-dire des garanties publiques visant à inciter le secteur privé à mettre la main à la poche. Ce qu’illustre le projet d’extension du périphérique à Anvers. Suite au versement de la première tranche d’un prêt d’un milliard d’euros, la ministre flamande de la mobilité ne s’est-elle pas réjouie que « les conditions avantageuses offertes par la BEI permettront de convaincre d’autres investisseurs de soutenir le projet » ?
Revenons au métro bruxellois. Pourquoi vouloir construire une infrastructure coûteuse alors que les perspectives financières de la Région ne sont pas rassurantes et qu’on ne voit pas ce qui pourrait desserrer la « discipline » budgétaire prévue par les textes européens ? Le faisceau d’indices qui présage des « partenariats » public-privé semble autoriser une hypothèse apparemment absurde : construire des infrastructures impayables alors que les caisses sont vides, c’est une manière d’assurer un débouché aux capitaux privés. Inversement, l’hypothèse fournit une explication supplémentaire [10] à la réticence à mailler le territoire d’infrastructures légères comme le tram, à l’instar de ce proposait la Cityvision [11]. Un tel choix, immensément moins coûteux, réduirait drastiquement (voire complètement) le besoin de recourir au financement privé. À ce titre, il contredirait la visée des normes européennes (ouvrir les marchés, c’est-à-dire y faire affluer des capitaux) et les recommandations issues du Pacte fédéral sur les investissements stratégiques (systématiser les « partenariats » public-privé). Sans compter qu’il contrarierait la convoitise de ceux qui se réjouissent à l’idée de tirer une rente de nos réseaux de transport, voire de les posséder [12].
Il va de soi que cette analyse appelle des réalisations concrètes pour être validée. Les perspectives qu’elle dégage autorisent néanmoins à formuler pour la mobilité bruxelloise une problématique souvent appliquée à la politique régionale en matière foncière et immobilière : dans quelle mesure nos réseaux de transport seront-ils conçus comme un moyen d’attirer des investisseurs ? Ou, si vous préférez : à quel point les réseaux de transport constitueront-ils un « levier » de la politique d’ « attractivité territoriale » ?
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