Souvent l’objet spécifique depuis lequel se structure ces mouvements pour le démantèlement est oublié et on parle alors volontiers d’une volonté de « dénégation de l’histoire », voire de « révisionnisme ». [1]
Face à ce refus persistant et aux stratégies de disqualification, voire de calomnies, une position de compromis émerge qui consiste à conserver le patrimoine colonial ou esclavagiste en l’état, mais assorti de cartels visant à « contextualiser » l’action coloniale. Il s’agit ainsi de conserver ce patrimoine érigé à la gloire du colonialisme ou de l’esclavagisme tel quel, tout en y ajoutant un sous-texte critique. Cette proposition autour de laquelle semble se dégager un large consensus pose néanmoins une série de problèmes d’ordre politique et ontologique [2], rarement pris au sérieux. Le biais principal de cette approche est de traiter la colonisation comme un élément extérieur, c’est-à-dire comme un phénomène passé duquel nous serions sorti et que nous pourrions regarder avec une distance critique. Or tout le problème de notre époque dite postcoloniale, c’est précisément que nous n’avons pas le loisir de nous situer dans une telle distance. L’écho inédit pris par les dernières agressions négrophobes en Belgique (Pukkelpop, Aarschot, Anvers, Leuven, témoignage de Cécile Djunga, etc.) démontre, s’il en était encore besoin, combien notre époque est profondément immergée et travaillée par la colonialité.
Nous faisons l’hypothèse que la dite « contextualisation » est, en dernière analyse, une ruse de la raison coloniale. En effet, le plus souvent l’opération de contextualisation place le récepteur dans une situation de double contrainte : d’un côté, il est mis en contact avec un texte que l’on suppose critique sur la colonisation mais d’un autre côté, il reste soumis à l’emprise d’un patrimoine ou d’objets (voir le texte de Toma Luntumbue sur la rénovation de Tervuren : Tervuren : du musée empaillé au musée des illusions) qui depuis leur mode de constitution ou de collecte [3], jusqu’à leur exposition les plus récents, ont été enrôlés dans des agencements faisant l’apologie de la colonisation. Ce double bind qui s’appuie sur le présupposé d’une supériorité de la conscience sur la matérialité et la grammaire de la colonialité, nous invite à faire l’hypothèse d’une action plus souterraine des formes de domination coloniale à travers les dispositifs post-coloniaux de contextualisation. Les opérations de modernisation du Musée royal de l’Afrique centrale ou de contextualisation du patrimoine colonial, sous les « bonnes intentions » critiques, pourraient bien instaurer une forme inédite de magie noire à l’intérieur de laquelle les effets matériels de la colonialité deviendraient plus difficile à déchiffrer.
Véronique Clette-Gakuba et Martin Vander Elst